Chapitre 1 - L'Iridée

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Très tôt le matin de l'an 7 005, le onzième jour, alors que les aimants d'Éo indiquaient deux (ou deux heures terriennes du matin), Ayk emprunta sa quotidienne ruelle, à pas nonchalant. Il était très courant qu'à cette heure-là, la majorité des Toraïtes fussent déjà au pied levé. Cependant, en cette saison des pluies d'astéroïdes, dénommée « kéléa okosni mekok », rare furent ceux qui sortirent du logis avant au moins quatre Éo !

Le fils Cowe profita donc de ce petit désert populeux pour apprécier le concerto qui accompagnait son parcours vers Ilweg.

Ce n'est pas tous les jours qu'une composition musicale brillante nous sera offerte gratuitement et par la nature en personne ! Et puisqu'il faut sortir, autant apprécier l'ambiance !

Quel paradoxe ! Même si la météo n'était guère encourageante, l'Hano (ou Génie en mécanique) admirait les sonorités mélodieuses produites par chaque instrument de l'orchestre climatique. Néanmoins, c'était la ravissante symphonie que produisait le clapotis des poussières célestes qui le charmait le plus.

Tout d'abord, il aperçut certains débris qui échouèrent sur les toits en tourbe, où poussait l'herbe.

Remarquez ! Dans un environnement possédant comme principal matériau de construction le métal, mais où l'herbe est abondante et bien sûr gratuite, on y fabrique des toits écologiques fertilisés par des astéroïdes ! Personne ne dira que les Toraïtes ne participent pas à la protection de l'environnement !

Par contre, la mélodie des petites particules cosmiques ne s'arrêtait pas là. Ayk pouvait ressentir les vibrations qu'elles émettaient, quand elles s'écoulaient progressivement sur les cunettes métalliques implantées le long du chemin. Dans son esprit, cela évoquait l'image d'une longue traversée effectuée par de nombreuses colonies microscopiques desquelles chaque mouvement émettait une musique.

À cet instant, aux yeux d'Aphte, la rue Foghe était plus calme et sereine que la tempête qui se déchaînait actuellement dans le district. Vu qu'à l'extérieur, une rafale formée d'un amalgame de petites planètes et comètes percutaient continuellement chaque astre du système Oxyr. Les percussions étaient semblables à une suite ininterrompue de détonations d'un canon laser nucléaire automatique.

Encore heureux ! Notre chère Adrastée veille sur nous.

Extraordinairement, ce bouclier protecteur préservait Tora, telle une mère, de tout impact nuisible externe ! En outre, à chaque saison des pluies d'astéroïdes, elle devenait chimiste. Car elle s'amusait à transformer, à son contact, chaque corps cosmique en poudre très fine et légère. Les particules, ainsi suspendue dans l'air, donnait une impression de brume fine. Ce mécanisme de transformation était d'autant impressionnant du fait qu'en bonne infirmière, Adrastée rendait la poussière ainsi formée respirable et inoffensive pour ses enfants chéris.

C'était avec l'esprit imprégné par ses chaleureuses pensées que le jeune Hano porta son regard vers un jardin, à deux pas de lui, les jardins Iznik. Puis, contrarié, il s'exclama :

— Maudite saison ! Même lorsque je fais des efforts pour l'aimer, je n'y arrive pas !

Effectivement, eu égard à cette époque de l'année, un prodige lié à l'alchimie d'Adrastée était incontournable. Les planètes mineures et divers astéroïdes qui entraient en collision avec le bouclier, étaient formées de roches, métaux et glaces, aux compositions chimiques variées. Durant l'impact, ces corps se métamorphosaient instantanément en fine couche de poussière dont les couleurs étaient aussi diverses que celles des roches pères.

En conséquence, sur toutes les surfaces, se déposait une délicate pellicule aux couleurs arc-en-ciel, puisque la taille moyenne des fragments obtenus était 1 000 fois plus petite qu'un cheveu. Et ce « voile poussiéreux », aux coloris qui variaient selon l'angle visuel, recouvrait souvent les parterres verdoyants de mosaïques chatoyantes. Ce phénomène, bien particulier à la saison, était appelé par les Toraïtes : « Iridée ».

Malheureusement, pour Aphte, cette couverture aux teintes aussi spectaculaires que la toile d'un grand maître, empêchait sa vision quotidienne et réconfortante des premières éclosions de lynes. Et rien que cela suffisait à éradiquer la beauté de tout le reste !

Dans ces circonstances, Ayk le Hano devint morose.

Cela fait trois ans que je me tue à la tâche ! Je cumule les nuits blanches ! Mais... Pff ! Ma progression est médiocre ! Je dirais presque que je n'avance guère !

Subitement, Cowe junior remonta le haut col de son pardessus à longs manches. Positionné de la sorte, la pièce de tissu le servait accessoirement de cache-cou.

Le garçon remonta l'objet jusqu'à se recouvrir les joues et le nez. Dès lors, ses lèvres, naturellement d'un bleu clair, furent automatiquement masquées sous le textile souple et imperméable. Quant à ses yeux, ils étaient quasi imperceptibles.

À ce moment précis, la scène représentait un Toraïte, à peu près cagoulé, tête baissée, poitrine affaissée, dont les bras s'acharnaient à enfoncer ses doigts jusqu'au tréfonds des poches de son pantalon. Le garçon de douze ans parcourait, les rues silencieuses, d'une démarche indolente : c'était « le style Aphte introversion ».

Le repli sur soi et la fermeture aux autres, était un art fréquemment employé par Ayk. Quand il traversait une petite phase d'appréhensions psychologiques, l'Hano donnait souvent l'impression qu'une timidité excessive le submergeait. Soudain, il n'osait plus rien dire. L'enfant s'engouffrait, plus profondément, à l'intérieur des limbes de son esprit.

Pourquoi je n'y arrive pas ! La solution est si évidente ! Elle est si flagrante que je ne m'excuse pas de ne pas la concevoir !

Pff ! Quel minable, je fais !

Le jeune sentencieux accompagnait son autoflagellation intérieure de gestes saccadés ainsi que des shoots, maladroits, sur des cibles imaginaires.

Et moi qui pensais être le Maître Hano qui développerait le remède de To. Quel prétentieux j'ai été !

Assailli d'une immense désillusion et asphyxié par une rumination mentale acerbe, l'adolescent finit par murmurer :

— Et dire que j'ai bénéficié des tentatives de mes prédécesseurs, c'est pas rien quand même ! À croire qu'on ne partage pas les mêmes gènes !

Et pendant que le mécanicien s'éloignait de chez lui, engourdit par un sentiment d'impuissance grandissant, il aperçut au loin une silhouette bien familière.

Les habitants de ToraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant