L'Annonce

420 21 4
                                    

Thorn descendit dans la cuisine avant le reste de la maisonnée. Il posa un regard vaguement curieux sur les différents objets qui l'entouraient. Certains semblaient fonctionner d'eux-mêmes, poussés à la vie par l'incroyable pouvoir des Animistes. D'autres étaient tout ce qu'il y a de plus banal ou de fonctionnel. Cette famille semblait également avoir une inspiration quant à collectionner toutes sortes de biblos, souvenirs et autres babioles tout à fait inutiles. Thorn sortit un tabouret de sous la table d'un geste brusque, et il plia sa grande carcasse au profil dur dessus. L'intendant sortit sa pipe et commença à la remplir de tabac, avant de craquer une allumette d'un air impatient, et de poursuivre sa réflexion. Le baron Melchior remportait en ce moment un succès incroyable à la cour de Farouk. Il était ainsi extrêmement influent. Le lier à l'intendance ne pourrait que renforcer le pouvoir de Thorn sur les autres membres du Conseil, et les pousser à accepter plus facilement les mesures qu'il souhaitait prendre. Il tira une bouffée. Mais ce serait prendre un risque énorme. Associer une entreprise indépendante au gouvernement de Farouk, reviendrait à faire preuve d'un favoritisme inacceptable envers le baron Melchior. Or ce n'était pas ce dernier qu'il souhaitait soutenir, mais l'intendance ; Melchior n'était qu'un Mirage orgueilleux, qui se complaisait dans ses créations et dans les relations qu'il pouvait en tirer. Il avait ses entrées partout. La porte s'ouvrit, laissant passer un vieil homme à la moustache proéminante. Le grand-oncle. Thorn réprima un soupir. Le parrain de sa fiancée lui lança un regard noir, et alla se préparer une tasse de café amer.

"Vous avez intérêt à bien vous occuper de la petite, grogna-t-il en se tirant une chaise. Ne lui faites pas de mal, et protégez-la des gens de votre espèce. Vous êtes bizarres au Pôle, et j'aime pas ça. Elle méritait pas ce mariage arrangé.

-Les Doyennes l'ont choisie. Je n'ai pas eu mon mot à dire là-dessus, répondit Thorn d'un ton froid. Il se renferma à nouveau dans ses pensées, ignorant les gromellements furieux du grand-oncle.

La mère Hildegarde avait bien trouvé un moyen de relier son entreprise à l'Etat, grâce à ses plans d'architecture improbables, et ses sabliers ingénieux. Mais Melchior... non, décidemment, ça n'en valait pas le coup. La marraine, l'autre Animiste qu'il aurait à supporter pendant les prochains mois à venir, et le père arrivèrent alors. La première lui adressa un signe de tête en guise de salut, les lèvres pincées, et alla faire bouillir de l'eau pour son thé. Le père quant à lui lança un « Bonjour » jovial et un peu forcé, puis saisit un journal et s'affala à demi sur la table, parcourant d'un air absent les échos. Thorn, bien évidemment, ne leur prêta aucune attention.

Peut-être qu'en forçant les Ministres de la Finance et de l'Agroalimentaire à travailler ensemble, il pourrait obtenir des résultats encourageant. Si tant donné que les deux arrivent à la conclusion, évidente pourtant, quand on s'intéressait un peu aux problèmes de l'Etat, qu'il y avait trop de dépenses, pas assez de nourriture, et que se reposer uniquement sur les Dragons pour rapporter de quoi manger pour l'ensemble de la Citacielle n'était définitevement pas une bonne idée. Quant aux banquets... Thorn avait depuis longtemps abandonné toute tentative sur ce terrain-là. Enfin la mère débarqua. Il allait pouvoir faire son annonce. Elle le dévisagea, ruminant sans doute encore ce que la Doyenne lui avait dit la veille.

"Bonjour Monsieur Thorn. Sa voix était légèrement étranglée, comme si elle n'avait toujours pas digéré son comportement irrespectueux. Vous avez passé une agréable nuit ? " Agréable nuit, c'était une façon de parler. Les meubles s'étaient agités tout du long de sa longue réflexion, et il avait parfois réprimé un désir violent de les réduire en morceaux. Mais bien évidemment, ces Animistes seraient parvenus à les rafistoler. Ils l'exaspéraient parfois au plus haut point.

"Correcte. Je pars aujourd'hui par le dirigeable de quatre heures. Votre fille et sa marraine m'accompagneront, comme prévu. Les quatre personnes présentes dans la pièce sursautèrent. Thorn ne daigna même pas les regarder, plongé dans son rideau de fumée.

"Je vous demande pardon ? La tante venait d'intervenir. Ce devait être la première fois qu'il entendait sa voix.

"Vous m'avez très bien entendu, rétorqua Thorn en tirant une autre bouffée. La mère sembla s'étouffer.

-Et peut-on vous demander les raisons de ce départ soudain ? J'avais préparé tout un programme, pour vous faire découvrir les environs, les membres de la famille...

-Je m'en fiche, l'interrompit Thorn. J'ai du travail à faire au Pôle. Je ne peux pas m'absenter une semaine entière. Le père le regarda, inquiet.

-Et qu'est-ce que je vais dire à Ophélie ? Elle n'a pas fait ses adieux à ses cousins et toute la fratrie !

-La vérité. Nous partons aujourd'hui, à quatre heures. Qu'elle fasse ses valises et emporte des vêtements chauds. Nos hivers sont rudes.

-Mais pour qui vous prenez-vous ? explosa le grand-oncle en frappant la table de son poing.  Sa moustache tressautait en rythme, et ses yeux lançaient des éclairs. Pathétique.

-Pour l'intendant du Pôle.

-Est-ce que vous insinuez que ce poste est plus important que ma nièce? rugit le vieil homme.

-Est-ce que vous insinuez que le gouvernement du Pôle, et donc une Arche entière, est moins important qu'un programme de festivité ? Le grand-oncle resta bouche bée, interloqué par sa réponse. Il se rassit, sous le choc. Les autres restèrent silencieux. La marraine sirotait son thé, les yeux mi-clos comme ceux d'un chat, ruminant ses paroles. La mère s'affairait autour des fourneaux, s'efforçant probablement de ne pas s'énerver contre lui, mais il pouvait presque voir de la vapeur s'échapper de ses oreilles, tellement elle ressemblait à la bouilloire qu'elle maniait en cet instant-même.

"Comment on va l'annoncer à la petite ? finit par soupirer le père. Ne lui mentez pas. Ce serait pire.

-Comment veux-tu lui expliquer qu'elle va partir une semaine plus tôt, avec pour seule compagnie un fiancé qu'elle ne connaît pas, et une marraine à qui elle n'a quasiment jamais parlé ? grogna le grand-oncle. Il n'y a aucun moyen de lui dire ça en douceur. Si vous autres ne l'aviez pas embarquée là-dedans... C'est ça, disputez-vous, ça résoudra vos problèmes. Bien sûr que ça fera avancer les choses.

-Si elle avait accepté les mariages précédents, rien de tout cela ne serait arrivé, protesta la mère, finalement incapable de se retenir. Et tu l'as aidé à se débarasser de ses prétendants ! Tiens donc, mais pourquoi ne pas la laisser tranquille dans ce cas ?

-Vous n'allez pas essayer de me faire croire que vous vouliez vraiment qu'elle se marie à ces imbéciles ! s'insurgea-t-il. Quant à lui imposer ces "prétendants" comme vous les appellez, ... Quel système ridicule. Ils ne peuvent pas essayer de passer à autre chose ?

-Fermez-la ! Elle arrive ! chuchota le père. En effet, le parquet des marches de l'escalier craqua. Ophélie arriva, vêtue d'un vieux peignoir usé au-dessus d'une chemise de nuit. Elle promena son regard sur les personnes présentes dans la pièce. Thorn ne lui jeta même pas un coup d'oeil. Son esprit était revenu sur les sujets qui le préoccupaient le plus après son plan contre Dieu : les affaires de l'intendance du Pôle.

-Bonjour, lança-t-elle d'une voix enrouée. Son filet de voix fut si faible que Thorn l'entendit à peine. Les autres évitèrent son regard. Et elle comprit aussitôt que quelque chose n'allait pas.

Du point de vue de ThornWhere stories live. Discover now