Réflexion faite

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"Ophélie, reprit l'esprit de famille d'une voix neutre, comme si elle était incapable de réfléchir, d'utiliser ses formidables pouvoirs à autre chose qu'à observer ces astres lointains qui n'avaient pas besoin d'elle, au contraire de ses milliers de descendants ridicules. Thorn contrôla sa fureur et se força à rester calme, comme toujours, à se protéger derrière sa carapace d'impassibilité. Je vous présente mes félicitations pour votre mariage et je vous remercie de cette alliance qui renforcera les rapports cordiaux entre mon frère et moi-même." Comme si Farouk ne se fichait pas éperdument des rapports qu'il pouvait bien entretenir avec Artémis. Comme si les relations diplomatiques qui liaient les deux Arches n'étaient pas qu'une mascarade que Dieu orchestrait avec brio depuis son petit piédestral. Thorn s'avança, présentant naturellement un air indifférent, acquis et perfectionné après des années de situations semblables, et tendit la cassette en bois laqué, le présent que Farouk lui avait confié. Ou plus précisément fait confier. Il était même probable qu'Archibald, cet imbécile d'ambassadeur, ait dû lui rappeler que l'homme qui le représenterait à Anima, lui, son intendant en l'occurrence, devrait apporter un présent à l'esprit de famille qui régnait là-bas.

"De la part du Seigneur Farouk." Elle prit l'objet d'un geste apathique. En réalité, peu importait que ce soit Artémis ou un autre, Hélène, Yin ou encore Janus, bien que ce soit impossible pour celui-ci puisque qu'il restait introuvable, reclu sur son arche secrète, dissimulée dans les replis de l'espace. Farouk avait peut-être même des pièces entières de boîtes destinées à Artémis, et d'autres encore remplies de bocaux, pour Belisama, ou de clés, pour Vénus, des centaines, des milliers d'objets qui avaient été entreposés là dans un temps où il se souciait encore de ces créatures semblables à lui, à une époque où il était encore capable de les intégrer à son histoire d'une manière qu'il avait oublié, qui s'était envolée en même temps que les pages de son livre. Le Livre. Le plus grand secret que Thorn ait eu l'occasion de cotoyer à maintes reprises sans avoir eu le droit de l'approcher. Mais il remédierait à ce problème, il découvrirait ce qui se cachait dans ce livre, et il prendrait la clé qui lui permettrait de trouver la solution de l'équation. C'était la raison même pour laquelle il était ici, devant cette géante rousse, avec cette fillette et ses deux parentes rouges de colère. Artémis se contracta légèrement en découvrant le contenu de la cassette. Probablement vide, comme tout ce que Farouk offrait. Vide au sens propre comme au figuré, vide de sens et inutile.

-Pourquoi? Artémis avait rétréci ses pupilles comme celles d'un chat; elle se trouvait elle aussi confrontée à cette absence qui caractérisait toujours Farouk. Ce creux qu'il laissait immanquablement derrière lui.

-J'ignore ce que contient cette cassette, répondit laconiquement Thorn. Je n'ai par ailleurs aucun autre message à vous transmettre. Il s'inclina  et recula avant de tourner les talons, puis sortit sa montre. Il ne restait plus qu'à espérer que la mère ne tiendrait pas tant que cela à faire son banquet. Pas au point de se confronter à lui. Il savait qu'il l'avait offensée, qu'il l'avait rendue furieuse, mais aussi qu'elle était effrayée, qu'elle le craignait, sentant, elle, qui n'avait jamais vécu que dans le confort et la quiétude, elle, une pauvre petite proie insignifiante en dépit de son énernevement et du volume qu'elle occupait, qu'elle n'était rien, qu'elle ne tiendrait pas dix misérables secondes devant le loup qui se tenait face à elle, devant l'intendant du Pôle. Artémis dû leur donner l'autorisation, ou plus vraisemblablement l'ordre sous-entendu dans une formule de politesse débitée presque automatiquement, de repartir de cet observatoire où elle et sa myriade de savants se complaisaient, puisqu'elles le rejoignirent en courant juste devant le fiacre. La mère avait l'air éberlué de quelqu'un qui pensait avoir attrapé un mulot innofensif et se retrouvait avec un lion rugissant dans les bras. Même la fillette, il ne s'habiturait probablement jamais à l'appeler sa fiancée, semblait légèrement surprise. En la dévisageant du coin de l'oeil, Thorn se rendit même compte qu'elle paraissait suspicieuse. La Doyenne quant à elle, arborait ce visage digne et bienveillant, qui l'écoeurait quand il pensait à son hypocrisie grotesque, même si ses yeux glacés témoignaient d'une récente altercation. D'où elle était très probablement sortie vainqueur.

Thorn posa sa mallette sur le lit d'un mouvement brusque. C'était inutile d'essayer de dormir, il devait réfléchir, c'est-à-dire faire ce que son entourage ne faisait jamais. Manipuler, flatter, tromper, plaire avec des remarques hypocrites, mais jamais réfléchir pour faire avancer les choses de manière sérieuse. Il commença à marcher sur le parquet grinçant, déployant sa longue silhouette dans la pièce trop petite. Ces Animistes étaient très différents des gens de la cour de Farouk. Leurs émotions débordaient de partout, contaminait même les meubles, ils n'avaient aucun contrôle sur eux-même. Ils le craignaient d'ailleurs trop pour lui refuser quoi que ce soit, puisque de toute façon, ils n'avaient pas leur mot à dire. Mais ils tenaient beaucoup plus à leur famille que les nobles qui n'hésitaient guère avant d'envoyer leurs enfants à la campagne, loin d'eux, en danger. C'est comme cela que Bérénice avait perdu ses enfants après tout. Par fierté.

Il fallait qu'il retourne au Pôle le plus vite possible. Il ne craignait pas tant l'incompétence totale de ses subalternes, puisqu'il les avait choisi lui-même, bien qu'il ne leur accorde aucune confiance, mais plutôt les écarts de Farouk et des Ministres. Sans lui, l'Arche entière risquait de tomber dans l'anarchie la plus totale. Personne d'autre ne se souciait de l'état et de la gestion des réserves, personne qui ait une influence suffisante pour y changer quoi que ce soit en tout cas. La mère Hildegarde était aussi imprévisible que les autres, même si elle était l'une des rares personnes à qui il vouait un respect véritable. Sans compter que pendant que tout ces nobles se prélassaient dans leurs parures, que les plus pauvres trimaient sans s'arrêter, le monde entier, ou ce qui en restait, partait à la dérive. Ah, il maîtrisait bien la situation Dieu! Si au moins il dirigeait le monde de manière raisonnable, organisée, cela accorderait au moins du crédit à ses actions, aussi réprouvables soient-elles. Mais non, à croire que le désordre était une valeur prônée par tous. Cependant, Thorn préférait largement un désordre où chacun avait son libre arbitre à un où Dieu menait la danse, et choisissait qui vivait, qui mourait, qui faisait quoi. Si l'on contrôlait la façon dont l'Histoire était racontée, on contrôlait tout. C'était précisemment cette maîtrise que Thorn voulait arracher aux griffes de Dieu. Il entendit un éternument dans la chambre d'en-dessous et poussa un reniflement dédaigneux. Sa... fiancée, Ophélie, à qui il allait devoir s'enchaîner, semblait au moins assez insignifiante pour passer inaperçue, et suffisament secrète pour ne pas s'exposer au grand jour à grands renforts de cris et de pleurs. Ce qui le rassurait, c'était qu'elle ne semblait pas l'aimer. Ils auraient un mariage de façade, et cela s'arrêterait là. Elle n'avait même pas l'air de l'apprécier. Dieu merci. Ou plutôt, le ciel en soit remercié, puisque la pensée même de devoir quoique ce soit à ce monstre lui donnait envie de vomir. Il partirait donc demain, avec sa fiancée et son chaperon de marraine. Ils n'auraient qu'à se débrouiller avec ça, quand il le leur annoncerait le lendemain. En plus, cela lui permettrait d'échapper aux réjouissances que la mère n'avait pas manqué de planifier; il en avait assez avec les soirées du Pôle.



Du point de vue de ThornWhere stories live. Discover now