Chapitre 1. Lonè!

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Les grandes vacances touchaient à leur fin. Pour les plus jeunes c'était le moment ou jamais de profiter des derniers jours de liberté qui leur restaient, tandis que pour les plus âgés, celui de se démerder kou mèt Jan Jak pour réunir les fonds qui assureraient à leurs gosses une place digne dans un établissement réputé ou non pour la nouvelle année scolaire; puisque, oui, depuis quelques temps c'était la mode dans les écoles de réserver la place de son enfant en renouvelant annuellement son inscription. Une astuce de plus pour rentrer plus. Mais peut-on leur en vouloir? Le monde dans son integralité était devenu une jungle où le fair-play devenait presque chose insensée. On avait le choix. Soit on rentrait dans l'arène prêt à l'affrontement, soit on restait dans sa zone de confort et on regardait faire tout en se laissant faire.

Cela faisait des heures que Davidson était attablé, à supposer que ce sur quoi il avait posé ses différents cahiers et copies de livres pouvait être qualifié de table. Quatre morceaux de bois et une planche rectangulaire de plusieurs centimètres carrés de surface assemblés par des clous, forgés par Robert, son voisin, connu comme étant le bòs du lakou. Une sorte de petit village, plus petit encore, en dehors de la ville, comptant deux maisonnettes de deux pièces pour un effectif de quinze êtres humains. Le grand confort, quoi.

" Tu as mangé quoi depuis ce matin, Sonson?"

"Pa enkyete w, sista, m'ap jere vant lan talè."

"Men. Mwen pote soup la pou ou. Kage l nan gòj ou."

Amélia ramenait un bol en aluminium rempli jusqu'au rebord à son frère. Elle était la seule du lakou à avoir un travail stable. Quoique pas extrêmement rentable ses économies lui auraient largement permis de se payer une chambre où elle pourrait s'offrir un minimum d'intimité qu'elle n'avait pas lorsque Jude, son amoureux, venait lui rendre visite. Mais au lieu de cela, à la veille de ses trente deux ans elle préférait demeurer sous le joug parental et se faire emprunter ses revenus presque toutes les semaines par sa famille qui la rembourserait sûrement jamais. Tout cela parce qu'elle attendait depuis six ans déjà que son chéri lui passe la bague au doigt pour qu'elle s'envole en toute dignité de la demeure familiale. Cela dit, à chacun ses grandes priorités dans la vie.

Davidson en avait des différentes. Cela lui prendrait encore quelques années mais le jour viendrait où il vivrait comme il le méritait. Il réussirait de ses propres moyens et honnêtement. Du moins, c'est ce qu'il espérait du plus profond de son être. Son travail acharné à l'école classique lui avait valu des envieux. Toujours à prouver qu'il était le meilleur dans la salle de classe alors que ses camarades de lycée lui rappelaient qu'eux étaient les meilleurs dans la vraie vie. Même quand ils étaient pas près d'être des pitit boujwa leur situation était de loin moins sombre que la sienne.

La vraie vie, voilà ce qui comptait réellement. Et c'est ce qu'il avait pour but de s'offrir.

La faculté des sciences de l'état était la meilleure option qui lui restait. Pourtant, il pensait avoir trouvé mieux, comme tout Haïtien jeune ou vieux qui trouvait l'opportunité de se rendre dans un pays étranger. Tous pensaient qu'il avait décroché le gros lot lorsqu'il fut reconnu lauréat national au baccalauréat pour la section Sciences et qu'il lui fut octroyé une bourse. Dommage que le pitit sòyèt* qu'il était et qu'il serait toujours ne serait jamais jugé pour ses capacités intellectuelles mais pour avoir né dans la mauvaise famille. Le Ministre de l'éducation s'était vu dans l'obligation de révoquer la nouvelle car il y avait eu un fâcheux malentendu. Quelques jours plus tard, à la radio, on vantait les mérites du fils d'un certain député ayant bénéficié d'une bourse complète pour l'Université de Chicago.

Sa seule façon d'obtenir sa vengeance ou de trouver justice _ qu'importe comment il l'appellerait quand ce qui diffère ces deux concepts ne tient qu'à un fil _ c'était de devenir quelqu'un.

"Mwen di nou lonè wi, mesye dam mwen yo. Comment allez-vous aujourd'hui ?"

"Nous allons bien, Mirlande. Et toi?"

"Je me porte bien, merci. Koute non, madan Wilfrid pa la silvouplè?"

"Notre mère n'est pas encore revenue du marché."

"A cette heure! Elle y fait quoi encore? Li dwe ap mawon mwen. Epa dat m'ap mache dèyè l pou lajan sabotay la non!"

"Bagay sa m rayi avè w la wi. Te kwè kou madanm nan jwenn kòb ou an l'ap pote l ba ou."

Mirlande posa son sac pour mieux dévisager Wilfrid assis sur une chaise en paille basse. La commère mit les mains sur ses larges hanches en écartant les jambes le plus loin qu'elle le pouvait, décidée à ne pas repartir sans son pognon. Amélia en fille aînée disparut dans la chaumière et en revint quelques minutes plus tard. Elle tendit une sakit à Mirlande que celle-ci accepta.

"Passe prendre le reste demain."

La femme d'affaire remit son panier à son épaule et lorgna Amélia plusieurs bonnes secondes.

"Gen moun, se degoutans!"

Davidson balança la tête d'un côté à l'autre. Il n'y avait pas moyen de se concentrer trente minutes d'affilées dans cette demeure. Lorsque ce n'était pas l'équipe de foot de son petit frère Junior, arbitré par Robert, c'était la bande de joueurs de cartes et de domino de son père qui était là, sinon des commères de sa mère, ou un groupe d'inconnus amenés jusqu'à eux dans le tourbillon d'une bagarre qui ne faisait qu'ajouter un peu d'action à leur vie beaucoup trop passive.

Il se replongea dans ses documents. Ce concours, il devait le passer avec le maximum. Il vida d'un trait le bol de soupe que lui avait apporté sa sœur et continua à résoudre ses équations.

Après quinze précieuses minutes de calme à faire des exercices et à se remémorer des formules qui ne l'aideraient sûrement jamais à se sortir de quelle que soit la situation péligreuse qui se présenterait à lui, sa sérénité fut de nouveau troublée. Cela venait de la cour d'à côté. Les cris perçants de Janine, leur voisine, leur crevaient les tympans. Ils acoururent tous.

A leur arrivée, une petite foule de vwazinay occupait déjà les lieux. Sur leurs visages on y lisait l'effroi, le dégoût. Les âmes les moins sensibles affichaient une surprise à peine décriptible.

Davidson se fraya un chemin jusqu'au devant de la scène.

"Yo touye pitit mwen an! Ils ont abattu mon fils!"

Le corps inhumé et torturé de Rénald avec la gorge tranchée dans les bras de sa mère inconsolable. Voilà tout ce que Davidson vit. Il entendit certains parler d'une affaire de règlement de compte. D'autres trouvaient le culot de lui reprocher ses mauvaises fréquentations des dernières semaines. Et comme toujours, yo te wè sa pou li. Mais ils avaient pas jugé bon de le conseiller d'arrêter, de chercher à le protéger. Tout ce qu'ils s'étaient contenté de faire, c'était de le voir venir ce coup-là.

Après avoir passé près d'une heure à porter aucune assistance aux proches de Rénald sinon à les observer dans leur souffrance, ils retournèrent dans leur lakou. Tous reprirent leur précédente occupation.

Wilfrid se remit dans sa chaise, portant les mains à la mâchoire il émit un long soupir.

"Sa w tande a, domino a kraze frèt wi aswè a la."

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Auteure: MamzelTessa

* Retrouvé le poème "Pitit sòyèt nan tribinal" dans le recueil "D'eau et d'encre 2" de Dona-Khassy2.

Anndan LakayWhere stories live. Discover now