Nulle Part

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Pas le moindre souffle d'air, ni la plus petite des brises. Véritable désespoir du marin. Sur le pont du navire, tout était parfaitement silencieux et immobile.

Ce calme plat avait au début été le bienvenu, car il avait fait suite à une terrible tempête que le navire avait croisé dès sa sortie du port. La lutte avait durée trois jours et trois nuits, laissant l'équipage rincé, lessivé, au sens propre comme au sens figuré, et les passagers en proie à de vives nausées.

Au quatrième jour, la mer était redevenue docile mais le vent avait continué à souffler en fortes rafales jusqu'au soir. L'une d'elles, plus facétieuse que d'autres, avait même envoyé par-dessus bord le chapeau d'une passagère venue prendre l'air sur le pont. L'infortunée propriétaire avait aussitôt demandé au capitaine de stopper le navire et de faire descendre une chaloupe pour que ces messieurs les matelots aillent récupérer son précieux bien qui flottait à présent à la surface de l'eau. De loin, on aurait dit une mouette se laissant bercer par la houle, mais la passagère insistait. Tout de même, c'était une coiffe de chez Graal ! Le capitaine Hemming - qui se souciait peu des affaires de mode - s'était contenté de répondre qu'il valait mieux porter réclamation au vent d'ouest.

- Quand vous serez de retour à terre, laissez votre fenêtre ouverte les jours de grands vents, avait-il ajouté de son ton le plus convaincant. Qui sait ? Votre chapeau volera peut-être jusque dans votre salon !

À ces mots, la passagère était repartie furieuse en criant à qui voulait l'entendre que le capitaine était un imbécile et qu'elle comptait bien se faire rembourser dès l'arrivée au port. Elle allait le faire, oh oui ! Hemming n'avait aucun doute là-dessus. S'il était resté impassible, ses officiers, en revanche, n'avaient cessé de ricaner bêtement comme des jeunes mousses tout au long de la journée. Seulement, à présent, plus personne n'était d'humeur à plaisanter.

Au cinquième jour, le vent avait diminué au fur et à mesure que le soleil s'était élevé dans le ciel, jusqu'à disparaître totalement en début d'après-midi. Le navire avait continué à courir sur son erre sur près d'une demie-lieue, aspirant les derniers souffle d'air, puis il s'était arrêté. Depuis, les voiles pendaient de façon lamentable le long des vergues. Ce triste spectacle en déprimait plus d'un à bord, à commencer par Hemming. Le capitaine avait tenu ses hommes occupés les deux premières semaines par tous les travaux nécessaires à l'entretien d'un navire. Nettoyage, bricolage, matelotage, rafistolage. Désormais, il était à court d'idées.

Ce soir-là, en faisant sa ronde, il admira, non sans fierté, les boiseries et les cuivres qui brillaient dans les derniers rayons du soleil, puis huma le doux parfum de la peinture fraîche qui se répandait d'un bout à l'autre du navire. Celui-ci n'avait jamais été aussi propre. Oui mais voilà, il était toujours inerte, comme un oiseau à qui on aurait coupé ses ailes. Le coeur serré, Hemming s'était alors résolue à donner quartier libre aux matelots en attendant de voir comment les choses allaient évoluer. Après tout, les hommes avaient bien mérité de souffler un peu. La plupart avaient déjà rejoint leurs bannettes, rêvant d'une bonne surprise qui les attendrait au réveil, tandis que d'autres restaient étendus sur le pont en espérant être les premiers à sentir le vent se lever. Les passagers, quant à eux, avaient depuis longtemps fermé l'oeil, trop heureux de pouvoir s'endormir sans être malmenés par la houle.

En rejoignant la passerelle de navigation, Hemming fit le point sur leur situation. Malgré son immobilité apparente, le navire dérivait. Lentement, mais sûrement. Il n'y avait rien que l'on puisse y faire, sinon reporter chaque jour avec approximation le faible déplacement sur la carte et constater, impuissant, que le navire continuait de s'éloigner de la route initiale. Route qu'ils avaient déjà perdue au cours de la tempête et à vrai dire ils ne savaient plus vraiment où ils étaient. Combien de temps cela allait-il durer ? La traversée ne devait être que de courte durée, aussi les vivres allaient commencer à manquer. À hauteur du grand roof, Hemming poussa un long soupir et, tournant le visage en direction de la mer, il s'autorisa un instant de méditation. Le soleil plongea derrière la ligne d'horizon en projetant dans le ciel mille couleurs flamboyantes. L'incendie crépusculaire fut bref et déjà des étoiles apparaissaient sur la voûte céleste. Hemming n'avait pas bougé. Conscient de l'insignifiance de son navire dans cette immensité, il se sentit atrocement seul et vulnérable.

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