- Chapitre XII - La courte visite de Timakä

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Lana inspira de toutes ses forces et dévisagea Anzöyêckhé, qui dominait les équipiers depuis la colline verdoyante. L'atmosphère du nouveau pays s'obscurcissait inexorablement. Le ciel devenait saturé de nuages noirs et menaçants. L'humidité couplée à une chaleur croissante donnèrent à Lana et ses compagnons une véritable sensation d'accablement. Des nuées de corbeaux se levaient dans le plafond orageux et croassaient sans discontinuer. La jeune femme, prisonnière de ce tableau peu avenant, frissonna à cet instant. Elle osa enfin s'avancer de quelques pieds - elle entendait donner à Anzöyêckhé des explications plus limpides : il fallait le le rendre plus compréhensif. Les Tkoveld, immobiles sur leurs étalons, surveillaient les mouvements de la princesse. Leur meneur à la cuirasse dorée dégaina un sabre très long de son mince fourreau.

« Que voudrais-tu nous dire, Humaine ? demanda-t-il sèchement à Lana en caressant sa lame.

— Nous sommes navrés pour ce malentendu, répliqua-t-elle. Jamais l'idée ne nous est venue que nous pouvions vous causer un tel affront. Nous n'avions pas l'intention de violer un lieu sacré. Comprenez-vous ce que nous voulons vous dire ? »

Une brise glaciale fit frémir Lana. Anzöyêckhé resta silencieux après cette vaine déclaration. On pouvait penser que les Tkoveld n'avaient rien entendu. Leur rancœur ne les quittait pas une seconde. Risstor s'approcha alors de Lana ; il lui donna un coup de coude pour ne pas insister. Parlementer avec des êtres aussi rigides ne pouvait déboucher sur aucune solution. Lanon, Jackis, Kalandrius, Velnos et Draiztorck souscrivirent d'un signe de tête au point de vue du Nogatien. Mais qu'attendaient donc ces Tkoveld ? Les archers montés puisèrent une flèche dans leur carquois et se préparèrent à tirer, au signal de leur chef... Mais le cavalier d'or les arrêta en levant vers la gauche sa grande épée. Ne changeant point sa position, il s'exprima didactiquement comme un précepteur :

« Vouloir se faire pardonner n'est pas suffisant pour devenir pardonnable. Nous ne savons pas comment vous rendez la justice dans vos contrées, mais vous vous plierez à la nôtre sans tergiverser. Au Royaume des Tkoveld, les criminels ne courent pas librement dans les rues et sont bâillonnés en public afin de ne tenir aucun propos sacrilège ».

Affligés par les tendances arbitraires des Tkoveld, les guerriers ne se firent plus d'illusion plus quant à leur sort. Ils se préparaient à affronter une mort certaine sous les grondements de l'orage. Truganipal les avait expédiés sur une île dont les habitants s'avéraient particulièrement inamicaux.

« Leur sens de l'hospitalité laisse effectivement à désirer, commenta discrètement Jackis, nous n'avons le droit de commettre aucune erreur... Ces félins bipèdes sont pires que les Gobelins ! Et le pire reste à venir, puisque nous mourrons loin de nos patries ! ».

Une averse crépitait sur la végétation endormie sans entamer la raideur des Tkoveld. Les collines herbeuses se muaient en des buttes de fange gluantes.

« La clémence envers des profanateurs est impensable, se justifia Anzöyêckhé avec morgue. A présent, il est de notre devoir de vous conduire à la cité royale de Timakä. Un jugement sera prononcé et vous ne bénéficierez d'aucun échappatoire. Que vos Dieux impuissants aient pitié de votre âme ».

Anzöyêckhé donna l'ordre d'entamer la marche vers Timakä. Encerclés par les cavaliers, Lana et ses camarades suivirent le mouvement sans pouvoir opposer la moindre résistance. Vingt minutes s'écoulèrent sous une pluie intarissable. La princesse, restant maîtresse d'elle-même, n'admettait pas une telle fin en son for intérieur. Décidément, elle affectionnait mieux les chats que ces bestiaux incongrus. Peu lui importait l'apparentement de ces espèces. Levant la tête, elle aperçut de longs murs en pierre derrière une des collines. Les équipiers pénétrèrent dans la cité royale des Tkoveld après une descente glissante dans la boue.

La surveillance implacable des soldats ne se relâchait pas d'un fil. Les guerriers étaient plus que jamais à l'étroit dans leur cellule à ciel ouvert. Ils ne voyaient aucune issue à cette « crise » fatale. Anzöyêckhé, plus hautain que jamais, paradait en tête du cortège. Les chevaux marchaient à l'unisson ; Cette procession atypique avançait de manière rythmée. Après avoir franchi un pont-levis abaissé sous le regard indifférent de deux gardes, Lana et ses amis explorèrent -sans le vouloir- une nouvelle ville. Cette dernière ne manquait certes pas d'originalité. La visibilité était quelque peu restreinte par les Tkoveld et leurs imposantes montures.

Malgré cela, Timakä se dévoilait devant ses visiteurs d'un autre monde. La Dynesienne releva d'abord le nombre infime d'étals aux abords des bâtiments ; elle ne releva guère plus qu'une poignée de récipients avec des fruits exotiques. Quelques vendeurs de potions cherchaient d'improbables clients et des alchimistes désabusés proposaient quelques grimoires à l'entrée de leur commerce. Pataugeant dans la gadoue, les équipiers étaient éclaboussés par les chevaux. L'architecture urbaine de Timakä était fort éloignée des constructions habituelles sur le continent : Les bâtiments de la cité royale n'étaient pas très hauts et, soutenus par des poutres en bois, leurs toits arboraient une forme ondulée. L'ensemble apparaissait de manière élégante malgré l'uniformité du style. Lana constata que beaucoup de Tkoveld étaient réduits à la mendicité.

À Dynesia comme dans les contrées avoisinantes, elle n'avait jamais été la spectatrice de tels phénomènes d'indigence. Un autre détail la troubla : les passants ne fourmillaient pas dans les rues. Contrairement aux avenues foisonnantes d'une ville comme Nerock. De façon plus curieuse, aucun étranger n'avait encore été aperçu à Timakä. Toujours bloqués entre les cavaliers et leur chef, le défilé macabre s'interrompit soudainement. Deux charrues de bœufs étaient rentrées en collision - et bloquaient ainsi le passage. Un véritable embouteillage découla de cet accident incongru. Les bovins entrechoqués ne cessaient de meugler l'un face à l'autre. Ces animaux hagards s'obstinaient à ne plus vouloir avancer. Les conducteurs des chariots, quoique désemparés, promirent de résoudre ce problème et d'évacuer la route au plus vite. Anzöyêckhé l'Impitoyable garda son sang-froid devant cet accrochage... Était-il accoutumé à de pareilles aberrations ? Lana ne put s'empêcher de susurrer à Risstor :

« Ne les trouves-tu pas assez désorganisés en dépit de leur vanité ?

— Ces Tkoveld me déboussoleraient presque, avoua le Nogatien en écarquillant ses yeux. Ils ne nous ont même pas désarmé, par ailleurs. Et ils n'ont pas jugé important d'enchaîner Draiztorck...

— Eh ! fit le dragon en montrant ses dents. L'enchantement que je subissais s'est presque atténué. Ces félins humanoïdes auraient dû mieux calculer leur dosage ».

Échangeant de vifs rictus, Lana, Lanon, Jackis, les Elfes et le dragon estimèrent qu'ils pouvaient sortir de leur torpeur : ne pouvaient-ils pas tenter de s'échapper de Timakä ? Draiztorck remua tout à coup sa gueule énorme et expédia un premier cavalier sur un empilement de caisses. Déconcertés, les Tkoveld ne purent réagir à temps. Le dragon fouetta avec sa queue deux cavaliers derrière lui. Ces derniers furent projetés à leur tour contre le mur d'une bâtisse décrépie. Lana entendit les os des Tkoveld se craquer après l'attaque de Draiztorck. La jeune femme sectionna brutalement une des quatre échasses d'un des énormes chevaux, pendant que son propriétaire luttait pour ne pas être éjecté de son dos. Le malheureux animal s'effondra sur le sol en gémissant.

Lana ne tira aucune gloriole de sa technique immorale - mais elle ne pouvait se dégager autrement de cette espèce d'enfermement circulaire. Quelques flèches sifflèrent dans les oreilles des équipiers - sans pouvoir les atteindre à cause de la déstabilisation persistante des montures. Draiztorck poussa à cet instant un hurlement retentissant qui dissuada les cavaliers de se mesurer à ses compagnons. Les soldats s'enfuirent sans demander leur reste. Y compris le cavalier séparé de sa monture par Lana... Ce triste sire abandonna son cheval mortellement blessé par la princesse. Il galopa à pied le plus loin possible. Ses troupes volatilisées, Anzöyêckhé se retrouva isolé devant le groupe. Dans un élan de bravoure indiscutable -ou de fanatisme discutable-, le chef Tkoveld refusa de battre en retraite. Il cracha sa réplique favorite pour la dernière fois au visage des guerriers rebiffés :

« P-R-O-F-A-N-A-T-E-U-R-S ! »

Risstor somma ses amis de se positionner derrière le dragon gagné par l'impatience. Prenant toute son inspiration, Draiztorck déchaîna ses flammes redoutables sur Anzöyêckhé. Le Tkoveld exalté devint un paisible monticule de cendre. La créature, après une vie pleine de dévotion, n'eut pas le temps de souffrir en affrontant la mort... qu'il eût espéré donner à des voyageurs incompris. Des cloches sonnèrent alors dans chaque quartier de la ville étrange. Des cris enragés jaillissaient entre le tintement des cloches : un Tkoveld équipé d'un poignard eut l'idée déplorable d'attaquer Jackis. Ce dernier s'était légèrement éloigné du groupe et semblait vouloir explorer les lieux. Le Nain ne tarda pas à remarquer l'assaillant et lui écrasa l'abdomen avec sa hache.

« Que fais-tu, Jackis, ce n'est pas le moment de faire des emplettes ! lui lança Risstor, haletant.

Le Nain s'excusa et regagna en trottant son équipe victorieuse.

— Partons ! ordonna le Nogatien en jetant un coup d'œil aux restes poussiéreux Anzöyêckhé. Des renforts se précipitent vers notre position. Ils ne nous ménageront pas après ce dernier coup d'éclat ! ».

Quelques habitants curieux, depuis leur fenêtre, regardaient bouche bée ces intrus. Ils semblaient croire que ces évadés du Continent avaient le pouvoir de couler leur ville dans un brasier phénoménal. Risstor, dégoûté par cette effusion de violence, recouvra sa place habituelle sur le dragon. Ses camarades le suivirent. Après la brève excitation suscitée par la bataille, Lana sentit une vraie gêne l'envahir : ils avaient provoqué le chaos dans une ville qu'ils ne connaissaient même pas ! L'effroi palpable des Tkoveld depuis leurs balcons s'imprima dans sa mémoire. Pour la fille rousse, la mort cruelle de Anzöyêckhé paraissait indigne de la sagesse de Draiztorck.

Quel sens prenait toute cette histoire ? Comment pouvaient-ils agir comme des envahisseurs brutaux et sauvages ? De quel droit s'arrogeaient-ils le rôle de juges et de bourreaux dans une situation aussi délicate ? « Nous ne valons pas mieux que Truganipal sur ce coup-là, songea la jeune femme en se mordant la langue. Malgré leur attitude de zélotes, les Tkoveld étaient dans leur bon droit en voulant nous juger. Leur colère était juste à ses origines. Seuls les moyens pour l'exprimer prenait une tournure abusive... ». Mais elle n'osa pas confier ses sentiments sur l'exécution du meneur Tkoveld. Pas même à Lanon qui devait sans doute partager son opinion.

Kalandrius, Velnos et Jackis n'étaient visiblement pas aussi tourmentés que les jeunes Dynesiens. Se satisfaisaient-ils de cette exécution arbitraire ? Peu importait cette question à un tel moment. Les équipiers escaladèrent l'échine du lézard et amorcèrent leur décollage. Ils s'envolèrent comme des démons ailés en train de fuir les entrailles de la terre. La ville rapetissa derrière la bande puis s'effaça derrière l'entremêlement des collines.

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