23. Shana

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Ma tête pèse une tonne, je me sens patraque.
Mes nuits sont entrecoupées de rêves dont je ne saisis pas le sens. Je suis restée au lit quelques jours, puis le Foyer a appelé Irène pour qu'elle vienne me chercher. J'ai remarqué l'inquiétude dans ses yeux, à son arrivée. Elle doit avoir très peur quand elle voit le numéro s'afficher.
Je ne sais pas comment je réagirais, moi. Je ne peux même pas à imaginer ce que peut être une semaine normale et ordinaire, dans la tête de quelqu'un.
Je suis rentrée hier soir, j'ai dormi toute la journée. Le docteur Lawrence prétend que mes rêves sont dus à la fièvre, je n'ai pas l'impression d'en avoir.
Il a peut-être raison. Je ne sais plus trop où j'en suis.
Heureusement que mon carnet ne me quitte jamais.
Discrets frappements. Je réponds d'une voix rauque qui ne ressemble pas à la mienne.
La porte s'ouvre et laisse apparaître Irène, qui porte un plateau. Je me redresse pour qu'elle puisse l'installer sur mes genoux. L'odeur de carottes et de courge me remplit les narines, mon estomac gargouille, je n'avais pas remarqué à quel point j'avais faim.
Elle pose une main sur mon front, sa fraîcheur m'apaise.

— Comment tu te sens  ?
— Malade.

Elle lève les yeux au ciel, mais je sais que ma réponse l'amuse. J'essaie toujours de la faire sourire, parce que je préfère son visage ainsi. Même si ça sonne aussi faux que le mien, parfois.
Négatif et négatif, si on croise les deux signes moins, ça fait du positif, non  ?
Elle désigne mon repas de la tête et, conciliante, j'attrape la cuillère à soupe pour la plonger dans mon bol.

— Goûte, et si tu as besoin de quelque chose je vais te le chercher.

Je la fixe une seconde. Je n'arrive pas à comprendre son instinct protecteur, tout à coup. Irène a toujours préféré l'action. Pas pour rien qu'elle est médecin.
Prendre le temps de se poser, de cuisiner quelque chose et de me couver est très étrange. Effrayant, même.
Mais je ne dis rien parce qu'au fond, ça me plaît.
J'ai beau souffler à plusieurs reprises, je me brûle la langue quand même. J'attrape tout de suite le verre d'eau, qui éteint le feu dans ma gorge.

— Je vais attendre un peu.

Elle m'aide à déplacer le plateau le temps que je picore le pain qu'elle a laissé à côté. Je lui en tends un morceau, qu'elle repousse doucement.

— J'ai déjà mangé. Je travaille, cette nuit.

La bouchée a du mal à passer, j'essaie de ne pas le montrer. Raté.

— Ne t'inquiète pas, Nicholas est tout à fait apte à prendre soin de toi en cas de problème. Tu as toujours mon numéro de téléphone ?

Je me frotte les mains pour en enlever les miettes et attrape mon carnet. Je me souviens avoir noté les choses importantes sur la première page... du moins je le croyais, puisque la page en question est vide.
Respire, Shana. Ce n'est qu'une erreur. Une toute petite inexactitude.
Ne pleure pas pour ça.

— Je peux  ?

Irène désigne mon cahier, je le lui tends en espérant cacher le tremblement de mes mains. Elle récupère le stylo coincé entre les feuillets et revient au début, pour marquer son prénom suivi d'un numéro de téléphone.

— Voilà. Tu as dû le noter ailleurs, tu chercheras tout à l'heure.

J'acquiesce, incapable de parler sans que ma voix aussi se mette à trembler. Bon sang, qu'est-ce qu'il m'arrive  ? Je ne suis pas si vulnérable d'habitude.
Elle revient à la dernière page, semble remarquer la feuille qui dépasse. Elle l'attrape et regarde mon dessin, puis le nom qui y figure.

— Carl  ? Qui est-ce  ?
— Un petit garçon qui a... deux mamans.

Je souris. C'est comme ça que je m'en souviens, parce que j'aime ce genre de détails. Ça rend les personnes si uniques que ça aide à s'en rappeler. Et puis désormais, son bateau possède la place d'honneur sur ma table de chevet. Irène hausse les sourcils, mais ne dit rien. Je remets le dessin dans mon cahier, le referme et pose la main dessus. J'aime à croire que par ce geste, j'empêche ce qui est gravé de s'échapper.

— Irène  ?
— Oui.
— Je voudrais voir Papa.

Comme d'habitude, Irène se crispe à la seule évocation de ce mot. Je ne comprends pas pourquoi il nous rend si peu visite, j'ai presque du mal à me souvenir de son visage. Il sait que je suis malade, pourtant.

— Il est très occupé, Shana. C'est compliqué pour lui de venir jusqu'ici.
— Alors... on ne le verra jamais  ?

Ses yeux me fuient, je sens qu'elle me cache quelque chose. Ça m'épuise, tous ses mensonges.

— Laisse tomber...

Je ne pensais pas que tant d'amertume pouvait se percevoir à travers un murmure. Histoire d'occulter ma déception, je rapproche le plateau pour réessayer de manger.
Irène soupire.

— Très bien, je vais l'appeler.

Je la remercie du bout des lèvres, avant de les tremper dans mon bol.
Silence.
Inutile de lui dire que je ne la crois plus.

ÉphémèreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant