La fuite

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Le paysage était blanc, un blanc intense, à malmener la rétine, si bien que Melody avançait les yeux plissés. Ses cils, recouverts de givre, amputaient son champ de vision, mais cela faisait un moment qu'elle ne regardait plus que droit devant elle.

Leur équipage longeait depuis des heures la lisière d'une forêt figée par le froid. La fillette s'était d'abord émerveillée : les sapins gigantesques étaient comme des cathédrales de glace s'élevant jusqu'aux cieux, et leurs branches cristallisées reflétaient la poussive lumière hivernale, pareils à des milliers de chandeliers. Puis la fatigue avait pris le dessus, tendu ses muscles, épuisé sa magie, engourdi ses sens. Au point que, maintenant, elle ne sentait même plus la morsure des flocons sur son visage.

Le traîneau filait sur ce qui semblait être une route humaine recouverte par la neige. L'asphalte sombre apparaissait par intermittence, à travers les ornières de verglas. La voie devait bien mener quelque part, s'était dit Melody en s'engageant sur le long ruban qui fendait en deux la plaine qu'ils traversaient alors. Elle n'aurait jamais imaginé passer autant de temps à avancer en ligne droite sans jamais croiser personne !

Clarence et Adam dormaient à l'arrière, le bout de leur crâne dépassant à peine des replis du tapis. La fillette avait aussi cessé de s'inquiéter pour eux : seuls comptaient les kilomètres qu'elle parvenait encore à faire parcourir à leur véhicule. Le jour déclinait et sa peur enflait en même temps que sa magie diminuait. Elle s'accrochait à un mince espoir : l'impression d'avoir vu, au loin, un filet de fumée noire.

« Arrête-toi. »

Melody sursauta. Clarence, d'un coup, se tenait à côté d'elle.

« Certainement pas », essaya-t-elle de répondre.

Sa voix resta coincée au fond de sa gorge, déformée par des tressauts incontrôlés. Les errements du chemin sans doute.

« Arrête-toi, je te dis, répéta Clarence, qui, elle n'avait aucun mal à s'exprimer.

– Retourne te coucher, grelota Melody.

– Non, toi va dormir... mais tu es glacée ! »

Melody se dégagea, repoussant son amie qui, en lui saisissant le bras, lui avait donné l'impression de la brûler. Elle baissa les yeux sur ses mains et les découvrit presque bleues et nervurées de stries rouge vif. Le traîneau ralentit jusqu'à s'arrêter complètement de biais et au milieu de la route.

« Ha oui, c'est vrai », souffla la fillette alors que ses idées devenaient brumeuses.

Moins un sorcier a de magie en lui et plus il est sensible au froid. Elle avait lu ça quelque part. Elle haussa les épaules. Clarence la regardait avec une tête effrayée, les yeux ronds, la main en travers de la bouche.

« C'est pas grave. Il faut qu'on trouve un abri avant la nuit », affirma Melody.

Elle reporta son attention sur la route et leur véhicule frémit, tourna lentement et se remit en mouvement.

« Arrête ! cria Clarence.

– Laisse-moi... »

Une gifle lui coupa la parole. Sa joue anesthésiée ne lui transmit aucune douleur, mais la violence du choc propulsa Melody au sol. L'attelage fit une embardée, l'expulsa sur le bas côté, puis se servit d'une plaque de verglas comme tremplin et termina sa course par une tentative de vol malheureusement stoppée par un arbre.

Melody, allongée sur la chaussée, le souffle coupé par sa chute, entendit Clarence crier son nom, puis Adam crier de panique. Elle tourna la tête, juste à temps pour voir, avec beaucoup de précision, l'avant délicatement ciselé du traîneau heurter le tronc brut du sapin et se disloquer en une pluie de cristaux que le soleil couchant sublima d'une très jolie lumière pourpre. Elle aurait bien crié, elle aussi, mais elle avait très mal au crâne et sa vue se brouilla lorsqu'elle tenta de se redresser.

Le silence tomba comme une chape sur la forêt gelée et il lui sembla durer une éternité, rythmé par les battements de son cœur qui résonnaient contre ses tempes. Elle ferma les yeux et sombra.

*

« Melody ! Melody, réveille-toi ! »

La fillette découvrit le visage de ses deux amis, au-dessus d'elle. Elle grimaça, à leurs expressions affolées. Combien de temps avait-elle dormi ? Il y avait du mouvement, derrière eux. Des ombres. Est-ce qu'il faisait déjà nuit ? Est-ce que Faust les avait déjà retrouvés ?

« Des gens sont passés sur la route juste au moment de l'accident, débita Adam. Ils sont en train de préparer leur voiture pour te transporter. Tu saignes à la tête et la dame dit qu'il faut surtout pas que tu bouges. »

La panique donnait à Adam une voix beaucoup plus aiguë que d'habitude, et très agaçante, songea Melody, alors qu'elle plongeait de nouveau dans l'inconscience.

Melody, huit ans, deux vampires et l'apocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant