Chapitre 2 - Marisa

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— On est en train de créer un truc révolutionnaire.

Mon estomac fait un bond. Révolutionnaire ? La dernière fois que de tels mots ont été prononcés, la population s'est retrouvée à la merci d'un bracelet électronique. Fred s'écarte un peu de moi, puis se passe une main sur le visage. Il cligne plusieurs fois des paupières, tente de reprendre constance.

— Ce sérum... je demande à mi-voix. Qu'est-ce qu'une productrice de télé-réalité a à voir là-dedans ?

Fred-ou-Ed me lorgne un instant, comme s'il se demandait à quel point il peut me faire confiance. Quand le silence devient trop long, je décide de changer de tactique. Du bout des doigts, je caresse l'avant-bras tatoué du garçon. Je contiens l'envie de rouler des yeux. Je suppose que Fred n'a pas la moindre idée de la signification du motif polynésien qu'il arbore sur sa peau. Sous mon contact, ses muscles se contractent. Sa pomme d'Adam descend et remonte comme un yoyo.

— Mon contrat m'interdit de parler, déclare-t-il, les yeux rivés sur ma main.

J'émets un petit rire puis secoue la tête.

— Allons, Freddy, même si mes vêtements noirs peuvent porter à confusion, ai-je vraiment l'air d'une espionne ?

Son regard s'attache au mien. Puis il ricane.

— Non ! dit-il. Mais ce petit côté ténébreux te va à ravir. Tu es canon, Jasmine, sache-le.

Ravalant ma grimace, je lui souris à belles dents. Du coin de l'oeil, à la télévision, je note que la cérémonie est terminée. Le bar se vide peu à peu, et le garçon, Julian, quitte les filles pour s'approcher du comptoir.

— Je te raccompagne ? demande Fred, plein d'espoir.

Je secoue la tête.

— À vrai dire... Je crois que je vais rester encore un peu.

Fred hésite un instant, puis pousse un petit grognement vaincu.

— Je confirme ce que j'ai dit tout à l'heure. J'aime ton attitude.

Il quitte le bar à son tour, après m'avoir gratifié d'un ridicule salut militaire. Quelques secondes plus tard, Julian finit par abdiquer. Un sourire en coin illumine son beau visage.

— Tiens, tiens, dit-il, tout en faisant rouler le contenu de son verre d'un geste mécanique, Marisa Cavery, en chair et en os. Ça fait un bail, dis-moi.

— Cinq ans, je réponds du tac au tac. Tu as bien changé. Même si je pourrais reconnaître ton horrible eau de Cologne entre mille.

Avec une grimace, Julian fait mine de renifler le col de sa chemise. Je laisse échapper un gloussement. Je n'en reviens pas. Au collège, Julian Yun et moi faisions partie de la même bande d'amis. Et l'adolescent timide et boutonneux a laissé place à un ravissant jeune homme, aux yeux en amandes d'un noir profond et au sourire éblouissant.

— Toujours cette aversion pour le contact physique ? demande Julian, en abandonnant son siège ainsi que son verre pour venir jusqu'à moi.

Il ouvre grand les bras. Je lève les yeux au ciel.

— Ça dépend de mon humeur.

— Dans ce cas là... dit Julian en laissant retomber ses bras contre ses cuisses.

Il se penche vers moi et m'offre un léger baiser sur la joue. Son parfum, fort et musqué, familier, fait remonter des souvenirs oubliés. Je ravale un frisson et plisse les yeux, la mine inquisitrice.

— Donc, tu travailles pour le Gouvernement ? Quelle déception !

Julian s'adosse au comptoir puis hausse les épaules. Il caresse son Bracelet du bout des doigts.

— Je ne me plains pas. La science est mon domaine. Et les revenus me permettent de prendre soin de ma mère.

Je hoche la tête, par compassion. Je me souviens bien de Mme Yun, le corps frêle, le regard triste, après des années d'une bataille contre la maladie d'Alzheimer.

— Comment va-t-elle ?

Julian pousse un soupir.

— Mieux, maintenant que je gagne bien ma vie et qu'elle peut bénéficier d'un suivi médical.

Puis son expression change et il se tourne vers moi, l'air soudain abattu.

— J'ai appris... pour l'accident. Pour Rajan et Lila.

Mon cœur retombe à mes pieds. Une colère injustifiée monte en moi et je m'écarte brusquement de Julian dans l'optique de me diriger vers la porte de sortie.

— Au revoir, Yun, dis-je, amère.

— Hé, attends ! Je ne voulais pas...

Je me tourne vers lui, la gorge serrée, les yeux brillants. Julian lève les mains en signe d'apaisement.

— Je suis désolé, Marisa. Sincèrement.

— Évite ce sujet, la prochaine fois.

Julian acquiesce, les lèvres pincées. Il s'approche de moi, comme un bon samaritain essayant d'apaiser un petit animal en furie.

— Je comprends. Puis-je me faire pardonner ?

— Si tu comptes m'offrir un verre...

Mais Julian secoue la tête.

— Loin de moi cette envie.

Il prend compte de l'état de ce bar irlandais à l'hygiène plutôt discutable. Le barman ressemble à un Viking en rogne, la musique heavy métal ne se mélange pas du tout à l'ambiance et les quelques clients ont l'air déprimés. Qu'est-ce que je fiche ici ? je pense, en lorgnant la tache de graisse sur le comptoir, tout prêt (trop prêt) de mon coude. Et qu'est-ce que Julian Yun, M. Gouvernement, fiche ici lui aussi ?

Soudain, l'idée folle que tout ceci n'est qu'une mise en scène, un piège incroyable, me vient en tête. Je m'empresse de la ranger dans un coin de son cerveau, un coin que même l'autre Marisa ne peut pas atteindre. Je ne suis pas du genre à croire au destin ; pourtant mes pieds m'ont bien amené ici, à la rencontre de Fred et de son sérum... cet étrange sérum... à celle de Julian et de ses beaux yeux noirs. Je hausse les épaules. Après tout, jusqu'à aujourd'hui, ma vie manquait de piment.

— Mon oncle tient un restaurant coréen à quelques pas d'ici, déclare Julian. Tu dois absolument goûter à son bibimbap.

J'accepte l'invitation et le bras tendu que m'offre mon ami d'enfance. Quitte à en apprendre plus sur les agissements secrets de Robyn Scott, autant le faire autour d'un bon dîner.

Nous quittons le bar, s'agrippant l'un à l'autre comme un couple ordinaire. Lorsque je lui demande en quoi consiste son job, Julian sourit, un sourire qui le rendrait presque irrésistible sous la lumière chaleureuse des lampadaires londoniens.

— Laisse-moi reprendre depuis le début...

Alter Ego (PAPER GIRL, 2) édité aux Éditions Alter-RealOn viuen les histories. Descobreix ara