Chapitre 19. L'art de la tromperie [Partie 1].

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Le hall de l'Hôtel de Ville bruissait du brouhaha des conversations et du piétinement de la multitude hétéroclite qui se pressait entre les murs. En dépit de la presse, Iphigénie avait tout l'espace qu'elle désirait pour manœuvrer et tracer son chemin jusqu'à la sortie. Son identité courait sur son passage, la taille de son porte-monnaie, son rôle ici-bas concernant les entreprises et sa place de médiateur tacite avec les Néphélés lui attiraient des regards qu'elle savourait. Elle avait presque l'impression d'être revenue à la Cour.

Évidemment, Miuaki et Sergei qui la suivaient comme son ombre, ne devaient pas non plus être étrangers aux attitudes plus que respectueuses des personnes qu'ils croisaient. Un bain de foule admiratif était un luxe qu'elle n'avait pas savouré depuis longtemps. Elle sentait la "Pitchoune" s'effriter jusqu'à disparaître, comme un serpent hors de sa mue. Si elle n'échapperait pas à ce surnom ridicule jusqu'à départ des Néphélés, elle avait retrouvé un pied sûr dans la mélasse obséquieuse qui lui servait d'environnement. Un rappel bienvenu de son statut.

Son regard fut soudain attiré par un attroupement qui, contrairement à elle, traçait difficilement leur chemin à travers la foule. Ces hommes  en costume arrivaient droit sur elle, les directeurs des docks déduisit-elle immédiatement. La jeune femme entendait déjà leurs mots avant même qu'ils n'aient franchis la barrière de leurs lèvres. Ils commenceraient par la saluer, les formules de politesse, les flatteries, ensuite viendraient invariablement des questions sur sa manière de gérer les entreprises, des plaintes peut-être sur les comptables du Bouffon qui devaient être arrivés sur place.

Elle fut surprise d'être interceptée avant par un homme qu'elle n'avait pas remarqué. Ce dernier venait de jaillir de derrière une colonne, à mi-chemin de la sortie, tel un diable hors de sa boîte.

- Madame, votre présence nous honore et nous espérons que vous avez profité pleinement de votre période de convalescence. Mon employeur s'enquiert de votre rétablissement et il serait enchanté de pouvoir vous rencontrer en personne, lança-t-il avant de fondre dans une révérence maladroite. 

La jeune femme fut si surprise par sa rapidité, qu'elle n'eut pas la présence d'esprit de relever son impolitesse flagrante. Sa tenue et ses manières révélaient sans aucun doute un vague fonctionnaire de l'Hôtel de Ville, secrétaire du gouverneur dans le meilleur des cas, jabot de dentelle à l'avenant et moustache savamment frisottée et poudrée.

Or, ce personnage insignifiant venait de lui  adresser la parole sans même qu'ils aient été présentés. Cette attitude, contraire à tous les codes de bonne conduite, était déjà méprisable venant d'un  supérieur hiérarchique. Toutefois, une telle faute de la part d'un sous-fifre ? Des hommes avaient déjà été renvoyé pour moins que cela : par le dieu qui pleure, à la Cité, personne n'aurait osé, Iphigénie ne savait même pas que c'était possible

Iphigénie n'attendait pas grand chose de la part des Néphélés qui avaient piétiné toutes, absolument toutes, les convenances. En revanche, de la part d'un homme de Port-Salut elle espérait mieux. Enfin, elle était en province... Elle ne pouvait pas trouver le même niveau de raffinement dans un coin aussi éloigné.

Elle consentit tout de même à répondre à la question. Elle leva donc le menton pour toiser de haut son interlocuteur et grinça plus qu'elle ne répondit :

- Je présente mes remerciement au maître des lieux et à la ville de Port-Salut pour sa délicieuse hospitalité. Le gouverneur requiert une visite de courtoisie ? Ou un ennui l'amènerait-il à solliciter mon concours ? 

Elle s'aperçut alors très naturellement que son langage s'était fait plus précieux et ampoulé. Par le dieu qui pleure, elle retrouvait assez facilement ses marques en fin de compte. Iphigénie revint un instant sur les précédents mots de l'horrible petit secrétaire : ainsi donc le gouverneur souhaitait la rencontrer ? A Port-Salut, elle était la seule personne au-dessus de lui. Il n'était donc pas aberrant d'imaginer qu'il n'était pas simplement là pour prendre connaissance de ce qu'elle comptait faire par la suite. S'il avait une demande, alors il y avait une faille à exploiter afin d'en tirer quelques avantages et ça n'était pas pour lui déplaire. Dans le cas contraire, ce serait une occasion de lui montrer qui est réellement aux commandes.

Iphigénie [Tome 2. La Traversée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant