Chapitre II

Depuis le début
                                    

En même temps, j'admets qu'il serait sans doute mal venu de rajouter des vases, des bibelots ou des napperons en décoration. Peut-être qu'une guirlande «Adieu, Meurtrier» n'offenserait pas grand monde, mais je ne me risquerais pas à soumettre cette proposition à ma hiérarchie. On me prend déjà assez pour une jeune femme aux idées fantasques, voire un peu trop révolutionnaire. J'injecte mes idées avec parcimonie, sournoisement, une anguille mentale entre les roches indestructibles des dominants et dominateurs.

J'entre calmement par la deuxième et trop lourde porte, celle du personnels, l'autre n'étant empruntée que par l'assistance. Pour le moment, le rideau blanc - dont la couleur se rapproche plus d'un visage atteint de jaunisse - cache la grande vitre derrière laquelle patientent les proches de la victime, du meurtrier et parfois quelques journalistes. Ils se déplacent en meute, histoire de boucler à la dernière minute leur rubrique nécrologique ou ajouter une petite sous-tribune à leurs journaux s'ils estiment que le condamné mérite une place - petite ou de choix - à la Une. Tout dépend de la tendance ou de l'intérêt du public à ce moment-là. Il suffit d'un nouveau cirque en ville, une course hippique programmée, un riche héritier en vogue ou un joueur de croquet célèbre pour éclipser cette affaire. On n'ignore pas les priorités de ces braves gens, aussi superficielles soient-elles.

Malgré tout, un tueur d'enfants en moins dans cette ville, ça se déclame, et celui-ci possède toutes ses chances de voir son portrait mortuaire passer devant de nombreux visages de lecteurs satisfaits, avant que ceux-ci ne retournent à leurs occupations habituelles. Une petite notoriété post-mortem qui va finir dans les tiroirs poussiéreux des archivistes.

Je me lance dans le grand bain de formol. Comme toujours, dans un petit rituel très discret, je vérifie que ma multitude d'épingles retient toujours mon chignon, range les quelques mèches rebelles derrière mes oreilles, lisse mon tablier, remonte mes manches jusqu'aux coudes, puis me frotte les mains pour les réchauffer.

On pourrait croire à une comédienne prête à entrer sur scène qui implore le sort d'éloigner les mauvaises critiques. Excepté que : premièrement, mes cours hebdomadaires de théâtre ne suffisent pas à me propulser sur les planches, et deuxièmement, je ne me considère pas superstitieuse pour un sou. Ma mère passe son temps à se signer, à éviter de passer sous les échelles, à obliger les domestiques à chasser les chats noirs à coups de balai ou jeter du sel par dessus son épaule, alors que je m'amuse plutôt à provoquer ces phénomènes qui l'a terrorise. Ce qui me vaut d'ailleurs des coups d'éventail à répétition et des regards foudroyants de sa part. Elle ne plaisante pas avec ses croyances, malheureusement pour elle j'adore m'en moquer ouvertement. Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête juste parce que nous mettons le pain à l'envers sur la table, seulement si on s'étouffe avec à la limite.

Non, à l'instant, je me conditionne juste mentalement et froidement à ce qui va suivre, pour que rien ne vienne perturber la séance. Je laisse mes sentiments dehors, sur le palier. Une distanciation nécessaire dans ce métier qui peut paraître difficile d'un point de vue extérieur. Ce que je peux parfaitement comprendre. Il faut sans doute devenir un peu inhumain pour se mettre à la hauteur des personnes qui finissent dans cette sinistre pièce.

Heureusement, ma part du contrat s'arrête à la fabrication du produit - celui en instance d'utilisation dans mon tablier - , pour sauter des étapes jusqu'à l'après. Je ne donne pas moi-même la mort à proprement parler. J'avoue pourtant que je me suis toujours demandé jusqu'à quel point je suis responsable de la mort de ces gens. Après tout, blâme-t-on le confectionneur d'un poignard qu'un meurtrier utilise pour trouer le coeur d'un innocent ? Tenons-nous responsable le cheval qui écrase un piéton imprudent dans la rue ou le constructeur du fiacre qui le percute ? Rejetons-nous le boulanger qui a vendu le pain avec lequel un enfant s'étouffe ?

Macabre - La beauté cachée [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant