Prologue

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Le froid mordant avait depuis longtemps brûlé les orteils et les doigts du cordiste. Même enfoui sous trois pulls et deux manteaux, en dépit de ses fines mitaines doublées de moufles, malgré la cagoule, les lunettes, le cache-nez et les cache-oreilles, Graham avait l'impression que tout son corps était plongé dans un bac d'azote liquide.

Les cordes de son ballon étaient glissantes à cause du givre. Ses gants craquaient à chaque mouvement. Son champ de vision, déjà rétréci à cause de ses lunettes épaisses et de la nuit noire dans laquelle son ballon s'était perdu, n'était plus qu'une fine ligne sombre à cause de la neige qui encrassait ses verres et de la glace qui les grignotait. La ligne sombre : le nuage dans lequel il s'était aventuré par erreur.

La plus grosse erreur de sa vie.

Et probablement la dernière.

Le vent n'arrêtait plus de forcir. Il avait atteint des allures folles qu'il ne pouvait plus ni prédire ni maîtriser. Il avait tant volé vers le Sud que le soleil en avait fini par disparaître. Il avait représenté les derniers relents de chaleur, de lumière et d'espoir. Maintenant, le grand Graham, le loué explorateur, était incapable de se diriger, ni aux brises, ni aux étoiles qu'il avait toujours connues : dans cette partie du monde, elles étaient complètement différentes. Quelle ironie. Même sa nacelle, percée d'un trou béant qui en déchirait un des côtés comme une gueule pleine de crocs, ressemblait maintenant à une ennemie riant à gorge déployée.

Graham n'avait pas de famille à laquelle penser en ces derniers instants. Mais sa vie, même à quarante ans passés, était rassemblée dans tant de livres qu'il avait largement assez d'images à visualiser. Il avait conscience que plus il pensait à sa fin proche, moins il était concentré sur sa survie.

Quel grand espoir il y plaçait.

Une corde se brisa sous une nouvelle rafale. Blanche de ce qu'il put apercevoir. Pas de bon augure. Graham bondit pour tenter de la réparer, ou du moins la maintenir quelques secondes de plus. Il devait compter sur la capacité du ballon à ne pas se dégonfler. Il était petit par rapport à tous les autres qu'il avait pu utiliser jusqu'à maintenant et son maniement engendrait quelques cafouillages. Il n'avait pas réussi à attraper le vent mordoré, deux heures plus tôt, et il était persuadé qu'il aurait pu s'en tirer s'il y était parvenu. Mais cette coque de noix n'était qu'une nacelle d'urgence, de survie. Gonflée à la va-vite et lestée avec le dos de la cuillère. Il essayait de ne pas penser à tous les autres qui n'avaient pas pu monter dans une des autres nacelles. Et à ceux-là qui avaient réussi mais qui étaient incapables de lire les vents et s'étaient donc condamnés.

Mais qu'était donc le pire. Mourir sous les griffes et les becs d'une gigantesque horloge à plumes, ou périr de la faim et de la soif dans un ciel noir et soumis aux déferlantes ? Pour lui, le choix avait été vite fait. Et il n'avait eu personne à attendre à bord. De toute façon, il avait plus de chances de survivre seul qu'avec des passagers inutiles. Même si en cet instant il regrettait un ou deux passagers supplémentaires.

Ils auraient fait de superbes sacs de lest à jeter par-dessus bord.

Cette expédition avait tourné au désastre dès l'instant où le soleil avait disparu derrière l'horizon. Le froid et les vents catabatiques avaient immédiatement ruiné les vivres d'eau et la plupart des drisses et poulies. Graham avait cru qu'il pourrait faire ce que d'autres avaient tenté avant lui sans grand succès. Mais n'avait-il pas réussi d'autres missions du genre auparavant ? Quasiment une dizaine ?

Les Terres Noires et par extension les Cieux Noirs restaient nimbés de mystères. Il était évident que ce monde regorgeait de secrets compacts, de richesses et de gloire liquide. Il n'avait pas été difficile de convaincre un capitaine lambda et d'obscurs membres d'équipage avec ces promesses faciles. Et le nom de Graham, jusqu'à maintenant, avait été une espèce de passe-partout. Personne ne lui refusait rien. Mieux : tous se bousculaient pour lui apporter ce qu'il demandait. Des cartes, des sextants ; facile. Il était sans conteste le plus grand Airitier que les cieux aient connu.

Il n'avait juste pas prévu qu'un danger vivant se terrait dans les Terres sombres. Un léviathan aux plumes artificielles et au cœur cliquetant.

Graham se maudit et d'un mouvement énergique, il passa son bras sur les verres de ses lunettes pour en enlever la glace qui s'y déposait plus vite qu'il ne l'ôtait. Il n'avait pas assez d'yeux pour surveiller son ballon et scruter le ciel afin d'y déceler les vents favorables. Et même s'il le pouvait, sans le soleil pour les éclairer, il lui semblait que tous les vents avaient la même couleur ; d'un gris insipide. De la couleur de la cendre.

Une drisse claqua. Il ne l'entendit pas, pas plus qu'il ne la vit siffler à quelques centimètres de son visage. Balancée dans les courants, elle fit un tour et termina par éclater ses lunettes comme un coup de feu. Par réflexe, il retira son bonnet et ses verres en hurlant contre le monde entier. La tempête ne pardonnerait pas. Il savait que ses cils gèleraient en quelques minutes et qu'il ne pourrait bientôt plus ouvrir les yeux. Le sang qu'il avait sur le visage n'avait même pas eu le temps de couler ; les plaies étaient cautérisées par le froid en un seul instant.

Il y eut un sifflement si aigu que Graham ne le perçut pas tout de suite. Le mugissement du vent et le claquement des voiles étaient déjà prêts à lui décoller les tympans. Il fallut que le cri reprenne pour qu'il puisse le discerner. Comme si une cocotte-minute géante crachait ses flots de vapeurs.

Le mécanisme d'horlogerie, il ne l'entendit jamais. Pas plus qu'il ne vit les serres et le bec en fer de lance. La nacelle en revanche, il la sentit ruer. Il fut jeté à bas du petit marchepied qu'il usait pour tâter les cordes. Le marchepied, lui, fut aspiré par l'énorme trou à l'arrière de la nacelle. Bientôt ce serait le tour de Graham.

Pour l'une des premières fois de sa courte vie, Graham eut peur. Il avait beau se répéter que la mort n'était qu'une nouvelle destination dont personne ne savait rien, il eut soudain la certitude que ce qui l'attendait ne serait jamais à la hauteur de ce qu'il laissait derrière lui.

Les cordes lâchaient les unes après les autres. L'explorateur ne fit rien pour y changer quoi que ce soit. Il ne chercha pas non plus à remettre sa cagoule ni même à rattacher ses cheveux : de magnifiques mèches aux couleurs de l'eau et aux reflets nacrés. Ils avaient toujours fait sa grande fierté.

Mais face au hibou de trois mètres de haut et aux yeux en lentilles optiques, perché sur son ballon, ils causaient surtout sa perte.

De Nacre et d'OcreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant