Chapitre 5.4

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Opaline n'était d'ordinaire pas sujette à la bonne humeur. On pouvait constamment voir une ombre sur son visage, comme si ses profondes réflexions érodaient sa conscience même. On avait souvent l'impression d'avoir à faire à une coquille vide. Il suffisait de la croiser les jours de brouillard pour ça, figée dans une posture que personne n'aurait pu tenir ne serait-ce que quelques minutes d'affilée et qu'elle maintenait pendant une heure. Elle bougeait alors imperceptiblement et se transformait à nouveau en gargouille, sa lanterne levée. Et même lorsqu'elle parlait, elle avait la voix grave. Une voix qui résonnait longtemps avant de franchir ses lèvres avec difficultés. Elle se contentait alors de parler le strict minimum et d'exprimer les idées les plus simples avec le moins de mots possibles. Les rares fois où son visage s'éclairait, c'était pendant les histoires de Zircon auxquelles elle assistait souvent. Ou lorsqu'elle s'énervait après Badisad ou Kobalt.

Pourtant en ce jour, elle semblait plus morose que d'ordinaire. Ses idées plus noires. Et si Breva avait déjà noté la colère qui l'animait, elle se rendait compte qu'elle n'était qu'une façade à une espèce de tristesse. Un désespoir notable ? Elle ne put se résigner à lui demander pourquoi.

Elles persistèrent sur la route en silence, passèrent devant de plus en plus de maisons et de boutiques. Bientôt elles arriveraient dans le faubourg qui épousait la forme de la colline sans jamais la gravir. Les familles commençaient à être plus nombreuses et par ici les maisons étaient construites de pierres solides et sobres et pourvues de trottoirs et de caniveaux. Des blocs à peine taillés qui se perdaient entre deux bosquets d'arbres ou parterre de fleurs. Breva n'en avait pas conscience, mais les fleurs restaient closes toute l'année et ne s'ouvraient que pendant les quatre ou cinq jours de soleil par mois. Beaucoup de jardins servaient de limites entre les propriétés auxquels s'ajoutaient des barrières peintes avec application. Plus elles descendaient vers la ville plus la vie y semblait animée. Aussi Breva ne souffrit pas du silence qui régnait entre elles deux, trop occupée par tout ce que Dilma lui donnait à voir. Des enfants, des arbres en fleurs et des parterres multicolores. Il y avait tant d'odeurs qu'elle aurait voulu s'arrêter tous les deux mètres, mais sa tante la distançait instantanément sans lui prêter plus grande attention. Elle hâtait alors le pas, ignorant les charrettes tirées par des cheveux mécaniques et la fumée noire qui leur sortait des naseaux et sifflait de leurs articulations en ressorts de caoutchouc.

-On aurait pu aller au port comme ça. Fit-elle en rattrapant Opaline une énième fois. C'était pas vraiment une question, mais plus une remarque avec la candeur de ces jeunes qui pensent avoir une idée que les adultes n'ont pas encore eue.

Pour toute réponse, Opaline coula en arrière un regard dédaigneux. Elle aurait volontiers fusillé les automates. Elle qui prônait la technologie auprès de Vaudaire ...

La route obliqua vers la gauche, puis Opaline bifurqua vers la droite. En direction de la crique. Elles laissèrent sur leur droite une nouvelle route qui s'accentuait en piste à quelques mètres et restèrent sur un chemin qui – bien que très similaire à un simple sentier – donnait l'impression d'être emprunté par autre chose que seulement des dizaines de paires de pieds par heure. Des traces de roues laissaient supposer que des convois passaient par là. Ou du moins avait l'habitude d'y passer.

Les maisons par ici étaient assez grandes et hautes. Elles donnaient directement sur l'océan grâce à des fenêtres et des balcons aux pierres richement taillées. C'était ce que leurs couleurs et leurs allures laissaient supposer à Breva. Ce devait être un spectacle fascinant de voir la mer tous les matins depuis sa fenêtre. Elle-même la voyait presque tous les jours, mais elle n'en distinguait depuis les hauteurs à laquelle le Maelström voguait que les crêtes des vagues rouler paresseusement et les taches d'écumes s'épanouir pour disparaître aussi vite. Elle adorait par ailleurs observer les vagues s'écraser contre les falaises dans des grondements inquiétants.

Mais elle préférait par-dessus tout pouvoir aller y tremper les pieds. Son frère et elle n'en avaient que très rarement eu l'occasion. Notamment quand ils étaient petits, avec leurs parents.

Plus depuis des années donc.

-On pourra aller mettre les pieds dans l'eau ? Demanda-t-elle alors plein d'espoir tandis qu'Opaline prenait une route qui tournait le dos à la crique pour longer la plage.

-Peut-être après.

Ça voulait dire non. Ou du moins qu'elle n'était pas d'humeur. Ou alors qu'elle pensait qu'elles n'auraient pas le temps avant le départ du navire. Ce qui était également très probable. Déçue, Breva n'argumenta pas plus.

C'est donc en silence qu'elles descendirent ce qui restait de route vers une sorte d'esplanade que les habitants avaient pris soin d'éviter pendant les derniers mois. La vision du manoir à moitié suspendu au-dessus du vide et au tiers encastré dans la paroi rocheuse de la colline fit courir dans son dos un frisson glacé. Une bonne partie de l'édifice avait visiblement été soufflée par une explosion et personne n'avait pris soin de récupérer les pierres blanches. De l'herbe poussait entre les dalles au sol et de lourds vases en pierre sculptés abritaient des arbrisseaux qui auraient bien eu besoin d'une petite taille. On aurait dit un décor d'histoire d'épouvante. Heureusement que le soleil était encore un peu là.

Mais le plus époustouflant restait ces planches de bois lasurées, ces armatures complexes et entremêlées comme des éventails et ces poutres savamment enchâssées les unes dans les autres qui faisait ressembler le manoir à un soufflet gigantesque, ou peut-être, selon les points de vue depuis la route, à un accordéon percé que le vent actionnait paresseusement.

La maison entière donnait l'impression d'une respiration lente et sifflante. Pas étonnant que les habitants ne s'en approchent pas. Une vieille maison en fin de vie, prête à donner son dernier souffle à n'importe quel moment. Breva se demandait d'ailleurs grâce à quelle magie l'édifice restait accroché aux roches de la falaise : les pontons en bois qui la surélevaient gisaient sur les dalles brisées de l'esplanade.

Tandis qu'Opaline se dirigeait solennellement vers l'entrée éventrée de la bâtisse, Breva s'écarta de son giron pour s'attarder sur l'un des vases de pierre brisé. La terre qu'il avait contenue se déversait sur le sol, mini glissement de terrain où l'arbuste qui y avait jadis été planté poussait maintenant à l'oblique. Un peu plus loin vers l'océan, Breva apprécia les démarcations que la marée avait laissée en algues et branchages sur le sable au bas des marches qui descendaient depuis le manoir. Il y avait même un arbre entier, mort, décharné de son écorce par le sel et le roulis. Plus loin encore, vers la ville à proprement parler une étrange et large silhouette semblait échouée au milieu des vagues qui s'ébrouaient de part et d'autres de cette masse sombre que les rares rayons du soleil encore présent ne pouvaient éclairer.

Profitant impunément de ce que sa tante ne la rappelle pas, elle dévala plus avant les marches ensablées et ôta ses chaussures d'un coup de talon pour profiter du sable frais. Elle réprima un soupir, puis un rire, et s'avança vers l'arbre mort. Les vagues lui faisaient de l'œil mais elle craignait de désobéir délibérément à Opaline en allant y mettre les pieds. À la place, elle joua avec les branches cassantes, fit courir ses doigts contre les rares plaques d'écorces et prit plaisir à se hisser sur le tronc qui commençait à s'enfoncer dans le sable mouillé.

Mais alors qu'elle jouait les équilibristes le bois mort et que son regard s'égara vers les racines, son corps tout entier fut secoué d'un spasme de terreur et elle en glissa à bas.

Le hurlement de frayeur qu'elle poussa alors à la vue du cadavre enlacé par les racines raffermit chez les habitants de l'hectare environnant l'idée qu'il valait mieux éviter l'ancienne ruine du fabricant d'automate.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 13, 2021 ⏰

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De Nacre et d'OcreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant