Chapitre 1. Nadjka

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Iphigénie avait un certain sens des priorités.

Aussi, après des heures à être brinquebalée dans l'obscurité de la voiture de louage et à dormir tant de bien que mal, l'objet de sa première question ne se porta pas sur sa destination, mais sur le contenu du repas du midi. Mine de rien, la jeune femme commençait sérieusement à « avoir les crocs », comme aurait dit Vladimir.

Elle fut donc agréablement surprise en découvrant un panier repas, caché sous la banquette de son siège après quelques minutes de tâtonnement. Elle engloutit, pain, fromage, galette et cuisses de poulet en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, eut encore faim et commença donc à entamer la boîte d'assortiments de pâtisseries qui allait avec. Deux macarons dans la bouche à la mode des écureuils, l'Argyre tentait à présent d'enlever les glissières qui obscurcissaient les fenêtres.

Non seulement, elles refusèrent de bouger, mais les fenêtres ne voulurent pas s'ouvrir non plus. Iphigénie, cloîtrée dans le noir et dans cet espace exigu, fut donc d'une humeur exécrable tout le voyage. Elle se promit d'expliquer sa manière de penser au cocher

Ou encore mieux, si elle revoyait le Bouffon, elle le noierait.

Ils roulèrent plusieurs jours entrecoupés de quelques haltes dans des relais. Confrontée au mutisme de ses différents cochers qui se succédaient à chaque étape, Iphigénie se décidait enfin à prendre son mal en patience quand soudain, elle entendit des piaillements aigus.

Des oiseaux. Elle n'avait entendu de tels cris qu'une fois, lorsqu'elle avait visité la ménagerie du Khan. La jeune femme fouilla dans ses souvenirs pour rechercher leur nom et enfin elle trouva.

Des mouettes.

Le fiacre s'arrêta brusquement. Iphigénie fut projetée en avant et s'écrasa le nez contre la banquette. Elle eut tout juste le temps de se redresser avant que la porte ne s'ouvre. Une nouvelle atmosphère se mêla à celle confinée de l'habitacle : une bouffée revigorante d'air frais, l'odeur du bois mouillé, des algues et des embruns.

Une figure surgit alors devant elle. Que ce fut à cause d'un réflexe malheureux face à celui qui ressemblait beaucoup trop au comptable ou l'expression sa frustration après sa chute peu glorieuse contre la banquette, Iphigénie balança un coup de pied dans l'estomac de l'homme qui s'apprêtait selon toute évidence à lui souhaiter la bienvenue.

La jeune femme écarta la créature pliée en deux de son chemin et s'extirpa lentement du véhicule. Elle resta quelques secondes sur le marchepied autant pour admirer la mer que pour toiser le petit groupe qui l'attendait. Par habitude, l'Argyre tira sur ses gants pour les remettre en place, ses tatouages bien à l'abri derrière le cuir. Ce geste coutumier lui donna les quelques secondes dont elle avait besoin pour retrouver pleinement son sang-froid. Elle rabattit sa capuche pour se protéger de la bruine qui mouchetait la chaussée, puis elle serra la main d'un second masochiste qui se présenta pour l'accueillir. Son collègue gemissait toujours plié en deux, et son visage virait à présent au rouge pâle.

- Enchanté de vous rencontrer ! Clama l'homme alors que son regard suggérait plutôt quelque chose comme « Fuyons pauvres fous que nous sommes! ».

- De même, répliqua Iphigénie plus par habitude que par réelle conviction.

Les deux s'observèrent sans savoir exactement par où commencer. La jeune femme aurait bien été en peine de les éclairer, vu qu'elle-même n'avait aucune idée de pourquoi elle se trouvait là.

Le reste de l'équipe d'accueil restait sagement derrière à une distance prudente. Il semblait avoir autant l'envie d'approcher la maîtresse des Tea Party que d'apprendre à jouer du Subcountrabassflut. Iphigénie les passa tous en revue. Elle remarqua d'abord deux marins en vareuse de gabardine bleue marine et bachi sur la tête, puis, deux officiers en caban, le col ostensiblement relevé pour protégé leur peau de la morsure glaciale du vent, et enfin une femme sur laquelle Iphigénie resta bloquée quelques instants, médusée.

Iphigénie [Tome 2. La Traversée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant