2. Sur la route & Bonners Ferry

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Une semaine plus tard.

Je traverse une dernière fois l'emblématique pont du Golden Gate, au volant de la voiture de grand-père, ma voiture désormais. Je quitte cette magnifique ville, qui m'a vu grandir et la parcourir. Ville aux allures provinciales et à l'esprit très indépendant, qui est à ce jour, un important centre bancaire et financier et une référence mondiale dans les technologies de pointe, notamment avec la célèbre Silicon Valley.
San Francisco m'a profondément marqué, surtout grâce à la mentalité de ses habitants. Car cette dernière reste marquée par les nombreux courants qui y sont nés : les Beatniks et la Beat Generation, puis le Black Panther Party, les Hippies, le Flower Power et les défenseurs des droits des homosexuels, Harvey Milk en tête. Il y a aussi le quartier de Castro qui est célèbre dans le monde entier pour, entre autres, avoir vu naître les mouvements LGBT, la plus grande Gay Pride des États-unis et le GLBT History Museum.
Je ne me suis jamais lassée d'emprunter les cables-cars pour monter et descendre les fameuses collines. J'ai toujours adoré admirer les maisons victoriennes alignées sur ses rues en pente, notamment la très sinueuse Lombard Street de Nob Hill, où vit Monsieur Smith. Je repense à tous ses quartiers ethniques où grand-mère et moi aimions tant aller flâner, Chinatown, Japantown, Mission et bien sur le quartier homosexuel, Castro.
On rejoignait souvent le Ferry Building Marketplace, une ancienne gare maritime qui accueille désormais un marché couvert faisant la part belle aux produits bio et producteurs locaux.
D'ailleurs, lorsque nous revenions de ce marché, grand-père s'empressait de fuir la pièce de la cuisine, qui se transformait vite en zone danger sous un déballage impressionnant de légumes, fruits, produits laitiers, viandes ou produits de la mer selon nos envies. Je le suspectais d'apprécier ces moments autant que nous, car je rencontrais souvent son regard malicieux qui nous observait avec attention, de sa place accoudé sur la table du salon, où il continuait à se pencher sur une de ses nombreuses affaires. J'adorais ce quelque chose d'exaltant qui se dégageait aussitôt de l'atmosphère de la pièce.
Désormais, je quitte tout ce qui faisait ma vie jusqu'ici, n'ayant plus personne mais emportant avec moi, les nombreux souvenirs de ce que fût ma vie dans cette partie du monde. Des souvenirs heureux, et aussi ceux, insupportables, qui m'empêchent de trouver le sommeil le soir, l'esprit trop tourmenté par les pertes que j'ai subi. Autant j'aime cette ville, autant je ne peux plus y rester. La découverte de ma famille maternelle est une bénédiction pour moi. Elle me permet de fuir cet endroit que j'appréciais tant mais qui, aujourd'hui, est peuplé de beaucoup trop de fantômes qui m'empêchent d'avancer.
Comme me l'a si bien souhaité grand-mère, je fonce vers ma nouvelle vie. Monsieur Smith a prit contact avec le président du conseil tribal de Bonners Ferry, Monsieur Carter, afin d'avoir les coordonnées de mes deux grands-mères. Ce dernier n'étant pas très bavard par crainte pour sa communauté autochtone, Monsieur Smith a dû lui expliquer la situation afin d'apaiser la tension qui émanait durant cet appel téléphonique. Une fois en confiance, Monsieur Carter a communiqué le numéro de téléphone fixe de ma grand-mère à Monsieur le juge, après l'accord de cette dernière qui était surprise et impatiente d'avoir de mes nouvelles.
J'ai pas loin de mille miles, soit précisément neuf cents quatre-vingt-sept au total, à parcourir pour joindre ma nouvelle vie. À bord de ma Camaro SS de 1967 recostumisée, petit bijou de mon grand-père, je vais sortir pour la première fois de la Californie. Une longue route m'attend.
Les miles défilent ainsi que le paysage. Je roule jusqu'à Weed où je m'engage sur la 97 et peux admirer la Shasta-Trinity National Forest. J'ai toujours été attirée par les forêts. Je trouve qu'elles recèlent une sorte d'atmosphère mystérieuse qui m'attire. Cependant, je n'ai jamais eu le loisir d'aller m'y perdre quelques heures. Ce qui va sûrement changer avec l'endroit où je me rends si j'en crois les images visionnées sur Google. Je reste un bon moment sur la 97 avant de passer Dorris puis franchir l'état de l'Oregon. Un sentiment déchirant m'envahit lorsque je regarde dans mon rétro, la Californie derrière-moi. J'imagine que c'est normal de ressentir ce genre de chose lorsque nous quittons le seul endroit que nous ayons connu. Je continue néanmoins ma route en admirant les paysages de la Fremont-Winema National Forest, l'Umpqua National Forest et la Willamette National Forest jusqu'à Rufus où je m'engage sur la 84.
Je fais une pause dans un motel pas trop piteux et m'endors assez rapidement après m'être régalée d'un succulent repas fait maison servie par la vieille et adorable propriétaire du motel.
Le lendemain, dès cinq heures du matin, je reprends la route avec un sachet en papier contenant deux énormes cookies que m'a gentiment offert le petit-fils de la proprio, en s'assurant que je m'enferme bien dans ma voiture une fois à l'intérieur. Il craignait qu'il m'arrive un quelconque danger, nourrissant l'inquiétude de voir une jeune fille comme moi, rouler et traverser des contrées toute seule sur plusieurs centaines de miles. Dans un doux sourire rassurant, je lui ai affirmé faire attention à moi.
Je poursuis mon chemin, puis bifurque sur la 82 avant Hinkle direction Umatilla et Plymouth. Je m'engage ensuite sur la 395 en direction de Kennewick, et traverse Pasco, où une fois sur le périphérique, je manque ma sortie et dois faire demi-tour afin de reprendre la bonne voie et rester sur la 395 que je commence à maudire.
J'ai horreur de ressentir le sentiment de se perdre. Ça me panique et je sens des bouffées de chaleur qui me font aussitôt suffoquer, ce qui est assez déstabilisant. Après cela, je décide de m'arrêter afin de me calmer et d'engloutir les gâteaux généreusement offerts et une petite bouteille d'eau qui me rafraîchit.
Une heure plus tard, je suis à nouveau derrière le volant et traverse l'Oregon jusqu'à Spokane, puis Spokane Valley, où juste après je franchis enfin l'état de l'Idaho. À cet instant, c'est un sentiment d'euphorie qui me traverse et ce, tout le long de mon trajet de cet état. Les villes défilent autant que le paysage sensationnel, Post Fall, Rathdrum, Sagle, Sandpoint, Colburn, Naples et enfin ma destination finale, Bonners Ferry, que j'atteins épuisée, les jambes engourdies à force de conduire, mais heureuse.

Isha (Sous Contrat d'édition "Bookmark")Where stories live. Discover now