À sa droite, il découvre sur le tard qu'un homme d'une soixantaine d'années, habillé avec un certain standing, cherche à attirer son regard. En s'amusant, il lance quelques grimaces laissant comprendre ce qu'il pense de la vieille femme : une folle. Puis il se penche à l'oreille d'Anthony : « Pourquoi pas la fin du monde, pendant qu'elle y est... Quoique d'un niveau modeste et amateur, je suis un peu ornithologue à mes heures perdues. Je peux vous confirmer qu'effectivement ce genre de phénomène est extrêmement rare. Toutefois, il arrive que d'immenses groupes d'oiseaux se réunissent et volent ensemble dans les airs, sans que nous sachions bien pourquoi. Le plus souvent, mais pas toujours, ce sont des techniques de chasse, dans des moments de disette... Aujourd'hui, je n'en ai aucune idée... Ce qui me perturbe, toutefois, c'est que plusieurs espèces soient réunies. D'habitude, elles ne se mélangent pas. À mon avis, tout cela a à voir avec l'inversion des pôles magnétiques. On minimise l'importance de cela, mais il s'agit d'un bouleversement important pour notre écosystème. J'ai l'impression que ces oiseaux sont un peu perdus, et sont venus ici pour prendre une décision. On ne les entend pas piailler, certes, mais vous pouvez me croire : ils délibèrent. Tout finira par rentrer dans l'ordre. Ne croyez pas cette vieille peau, rien de grave ne se prépare : il ne suffit pas de distribuer chaque matin des croûtons de pain aux pigeons pour les comprendre. Au lieu de perdre son temps à tout surinterpréter, elle ferait mieux de s'accorder une douche, ne serait-ce qu'une fois par semaine... »

Effectivement, l'hygiène de la vieille femme laisse à désirer. De même que son allure générale : des fripes sales et trouées, des cheveux désordonnés, un regard exorbité, des mâchoires presque sans dents, et de nombreux sacs plastique remplis d'on ne sait quoi pendant à chacun de ses bras... Instinctivement, c'est évidemment à l'homme distingué qu'on accorde sa confiance. Celui-ci en est parfaitement conscient, d'ailleurs, et attrape avec des manières légèrement forcées sa montre gousset. Si Anthony prend soin en permanence de passer inaperçu, ce n'est pas le cas de cet élégant promeneur à l'allure de lord anglais... Mais la dame, sans s'adresser à qui que ce soit directement, s'exprime à voix haute : « Ça y est. Ils vont partir ! ». À peine s'est-elle tue, un immense vrombissement se fait entendre dans le ciel et tous les badauds se retournent en même temps : derrière eux, un incroyable nuage d'oiseaux composé de plusieurs dizaines ou centaines de milliers d'individus, remplit l'espace et projette une ombre soudaine sur le trottoir. Ils passent au-dessus des promeneurs dans un flot ininterrompu, et sans le moindre croassement ou piaillement eux non plus. Leurs ailes, en revanche, produisent un bruit considérable et étouffent la moindre réaction humaine. C'est à peine si on entend parfois un « Oh ! » strident s'échapper de la masse de témoins, qui pour la plupart se contentent d'observer la scène sans émettre la moindre réaction, comme sous le choc.

Au bout de une à deux minutes de ce passage ininterrompu, de petits espaces commencent à apparaître entre les différents spécimens, et c'est là sans doute le signe qu'attendaient ceux postés sur la promenade depuis tout à l'heure. Sans que le moindre signal de départ soit donné, ils s'élancent tous en même temps et se mêlent à leurs congénères, dans une longue procession. Petit à petit, le vacarme baisse et la lumière cesse d'être cachée par ces ombres en mouvement. La Promenade des Pyrénées reprend une apparence normale, au détail près des quelques ailes dispersées sur le sol, et des nombreuses fientes recouvrant le trottoir et les vêtements des malheureux témoins, encore ébahis par le spectacle auquel ils viennent d'assister. Comme en chœur, tous s'exclament : « Ça, alors ! » ou répètent en boucle le mot « Incroyable ». Quant à la vieille dame, elle se dirige encore une fois vers Anthony, et lui lance avec du feu dans les yeux une terrible prophétie : « L'apocalypse... Rien de nouveau sous le soleil. Déjà dans la bible, ils l'annonçaient... C'est fini. On est foutus. »

Cherchant un peu de réconfort, le jeune homme se tourne vers le vieux monsieur qui, tout à l'heure, a partagé avec lui ses théories. Celui-ci a encore les yeux fixés sur l'immense nuage d'oiseaux, désormais lointain, et semble chercher désespérément une explication. En se sentant observé, il se contente de partager avec Anthony ses réflexions, avec toutefois moins d'assurance que précédemment : « C'est vers les Pyrénées qu'ils se dirigent. Ils cherchent le froid. Ça pourrait confirmer la thèse d'une réaction à l'inversion des pôles magnétiques, peut-être... J'espère qu'ils reviendront vite. Sans eux, tout partirait en peau de boudin, si vous me permettez l'expression. Qu'ils disparaissent quelques jours, en plein du milieu du printemps, et vous verrez comme cet été nous serions infestés de moustiques. Mais ne vous inquiétez pas, cette nuit ils dormiront dans leur nid habituel. Ils sont partis faire un tour, rien de plus. J'aimerais bien toutefois être capable de m'expliquer le pourquoi de la chose. Une belle envolée, en tous cas, vous avez vu ? La nature n'a rien inventé de plus beau qu'un oiseau déployant ses ailes pour régner dans les airs. Alors quand ils sont des milliers en simultané... Oh ! Ils ne vous ont pas raté... Vous êtes recouvert de leurs déjections... ». Et en observant sa chemise, Anthony découvre, épouvanté, qu'elle est pleine de ces horribles taches blanches. Puis, pire encore, en se passant la main dans ses cheveux et même dans sa barbe, il comprend qu'aucune partie de son corps n'a été épargnée...

Un dernier baiser avant la fin du mondeWhere stories live. Discover now