Un matin, dans une ruelle à Montmartre. Ubu et Bérenger se rencontrent après une longue nuit de séparation. Bérenger rajuste son pantalon et sa chemise tâchés de boue pendant qu'Ubu, assis sur un banc, soupire.
UBU
Il n'y a rien à faire.
BÉRENGER
La canicule m'accule.
UBU
Il n'y a rien à voir.
BÉRENGER (s'exclamant, la main sur le front)
Cette chaleur ! Ubu ! Je brûle !
UBU (ôtant sa casquette gavroche)
Hier, j'ai rencontré un vagabond sous ton réverbère, près du fossé. Il avait l'air dans sa bulle avec ses yeux mi-clos et son air épuisé. Alors je l'ai frappé, déchaussé, défroqué, déchemisé, dégavroché.
BÉRENGER (s'exclamant, la main sur le front)
Eh ! Fieffé coquin ! Il était peut-être somnambule ! Mais quelle idée de porter des chaussures par cette canicule !
UBU (d'un air épouvanté)
Ce n'est pas une raison pour devenir va-pieds-nu.
BÉRENGER
Tu veux dire va-nu-pieds ?
UBU (il lève les yeux au ciel, d'un air songeur. Silence)
Je l'ignore mon ami, mais va-pieds-nus et va-nu-pieds sont tous deux sans leurs chaussures
BÉRENGER
Tu as raison, il vaut mieux rester va-pieds-chaussés. Et sa chemise ? Lui as-tu pris sa chemise ?
UBU
Non mais j'ai fouillé ses poches, Et puis le fond de sa gavroche. C'est alors que je l'ai vu, dans la lumière du crépuscule, Aussi sec et morose que ta figure en papier mâchée, un petit tentacule.
Les deux hommes se regardent. Ubu remet sa casquette gavroche et Bérenger boutonne sa chemise, puis la déboutonne.
BÉRENGER
Alors ?
UBU
Alors quoi ?
BÉRENGER
Ca t'a fait mal ?
UBU
Le somnambule ou le tentacule ?
BÉRENGER
Les coups de bâton.
UBU (levant les yeux au ciel et frottant son crâne)
Ah ! Pas tellement. Ma conscience s'est faite plutôt clémente ces derniers temps. Quand j'y pense ... Tu n'as pas mis de chaussures en sortant ?
BÉRENGER (levant les bras au ciel)
Un homme m'a attaqué la nuit dernière. Je tentais de m'endormir sous mon réverbère Quand il a surgi de l'ombre pour me déchausser, Me défroquer Me déchemiser Me dégavrocher Il m'a même volé les maigres restes de mon dîner ! Puis j'ai tout retrouvé, Au fond d'un fossé. Excepté mes chaussures, ma gavroche et mon morceau de poisson séché,
UBU
Mon pauvre ami ! Ca t'a fait mal ?
BÉRENGER
Parfois je me dis que ça n'en vaut pas la peine. Tout ce monde autour de nous, j'aimerais le mettre en boîte et fermer l'opercule pour ne plus jamais l'ouvrir. Tu ne voudrais pas m'aider ?
UBU
Non, je meurs sous cette chaleur.
BÉRENGER
Ah ! C'est toujours la même chose ! Il n'y a que toi qui souffre ! On ne se préoccupe jamais de moi !
UBU
Mon pauvre ami ! Ca t'a fait mal ? Tiens, mets les chaussures que j'ai prises cette nuit.
BÉRENGER (enfilant et laçant les chaussures que lui a données Ubu)
Elle ressemble tout de même beaucoup aux miennes : les mêmes coutures aux mêmes endroits, la même semelle, les mêmes lacets. Regarde.
UBU (regardant son ami)
Il n'y a rien à voir.
Bérenger dénoue les lacets de ses chaussures.
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Une histoire de chaussures
General FictionUn hommage au théâtre de l'absurde et à Beckett réalisé pour un concours d'écriture