Chapitre 1

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          Je me souviens qu'à cette époque, j'étais totalement perdue. Je le suis toujours d'ailleurs. Bien sûr, je n'avais pas d'amis, je ne connaissais les gens que de loin, ma mère m'endoctrinait avec son obsession pour le Royaume des Cieux, et rien ne laissait penser que tout allait si mal. Mais ce n'était que le début. Je pense que ce jour définit parfaitement le changement, la découverte. Depuis ce jour, je n'ai jamais plus été la même, quoi que l'on puisse dire. Évidemment j'étais fermée d'esprit puisque ma mère m'avait appris à me fier d'abord à l'apparence puis à l'attitude. Non, elle nem'avais appris qu'à me méfier de tout et tout le monde, sauf d'elle... j'étais tellement stupide. Je suis sûre que si j'avais agis à l'inverse, ma vie aurait été plus... vivifiante. J'aurais profité, bien plus. Mais ce qui est fait est fait, et tout ce temps et cette énergie perdue à fuir le monde ne m'aura qu'emprisonnée davantage.

       À l'époque je ne croyais pas plus aux autres qu'en moi. J'avais commencé à me singulariser quelques temps avant, néanmoins j'étais toujours Numidia, la petite Numidia qui n'osait jamais se plaindre et dire ce qu'elle pense au risque de froisser les autres, qui n'osait jamais exprimer son besoin d'air et d'espace ni son oppression intérieure, celle qui rendait toujours service gratuitement parce que c'était la chose à faire, même quand il s'agissait de déboucher des toilettes, de masser les pieds de la mère Sanchez ou de laver les pauvres chats de Mme Lambert. Je ne refusais jamais, mais je n'en avais jamais envie. Pourtant je le faisais parce que ma mère disait que les petites actions permettaient d'accéder au Royaume des Cieux. Alors le samedi soir je rentrais à la maison avec une odeur d'excréments, quelques fois des débuts de mycoses sur les mains et des griffures de chat sur la totalité des bras des mains aux épaules parfois. Et idiote que j'étais, je rentrais le sourire aux lèvres en me disant « Royaume des Cieux, me voilà ! ».

            Je ne pardonnerai jamais à ma mère de m'avoir volé ma vie au nom d'un « peut être ».

***

        Seul le bruit du moteur résonne dans l'habitacle. Mes yeux sont perdus, tournés vers l'extérieur de la voiture. Je caresse la croix autour de mon cou, celle que ma mère m'a offerte le jour où ''je suis devenue une femme''. Le silence entre ma mère et moi pourrait être gênant s'il n'était pas habituel, quotidien. J'aurais pu insister pour prendre le train, un bus même, mais c'est ma mère. Je n'ai pas à la contrarier. Quand elle me dit « Je t'amène à l'école », je n'ai pas à discuter. Elle n'a pas tant de sollicitude à mon égard en temps normal, seulement quand, en revenant de mon rendez-vous médical, je lui ai demandé à devenir interne à la rentrée elle y a vu une forme de rébellion. Comme si mon désir d'indépendance n'était qu'une provocation directe. Pour une maniaque du contrôle, il est difficile de voir son enfant prendre ses propres décisions, surtout avec une aide extérieure.

          Depuis quelques semaines – non, quelques mois –, je ne me sens plus aussi bien, je ne me sens plus... pareille. Rien à voir avec l'angoisse de la dernière année de lycée, la peur de l'échec ou de l'avenir. Quelque chose a changé, quelque chose que je n'arrive pas à identifier. Cette chose m'empêche de vivre normalement. Je ne supporte plus de vivre avec mes parents, même dans ma chambre je ne me sens plus chez moi, je me sens mal dans ma peau, et ces maux de tête... ces maux de tête insoutenables. Ils me vrillent le crâne et l'esprit. Il m'est aussi arrivé d'avoir des malaises très lourds. Quand je me suis écroulée dans les bras d'un de nos voisins, ma mère n'a pas eut d'autre choix que de me laisser aller chez notre généraliste. Il a tout de suite identifié le problème : le surmenage. J'ai passé l'été à courir partout pour aider tout le monde, et c'est à peine si j'en fais moins durant les périodes scolaires. Apparemment, c'était trop pour mon corps. Mais le docteur Duclos connaît ma mère, lui dire de m'en demander moins n'aurait pas suffi. Mon traitement:une cure de magnésium et un peu d'espace loin du stress. J'ai ajouté un argument pour faire passer la pilule à ma mère ; l'année prochaine je serai à l'Université, loin de la maison. Je lui ai demandé de considérer mon internat comme un entraînement. Avec quelques conditions, elle a accepter, mais je sens qu'elle l'a encore en travers. 

Idées Noires [Réécriture]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant