Chapitre 1 partie 1

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Septembre 2018,

Richmond, Caroline de Sud,

Gabrielle

— Gaby, il faut partir si nous ne voulons pas être en retard. Es-tu prête ?

Le suis-je ? Non. Je ne serai jamais prête.

Des années que je parcours le monde, figeant sur papier glacé l'âme humaine et sa déchéance, rapportant en image la vérité sur ces conflits si loin de nous et dont on finit par oublier l'existence. Voilà ce qui fait de moi, Gabrielle Stone, un bon reporter, une des meilleures dans ma profession. Ce besoin viscéral d'ouvrir les yeux au monde, de transmettre la réalité.

La mort est depuis longtemps une ombre quotidienne dans ces pays que je visite ; et j'ai appris au fil du temps et à travers mon objectif, à m'en détacher. Je ne pleure plus ces enfants, dommages collatéraux de guerres qu'ils ne comprennent même pas, ces hommes croyant défendre une idéologie ou une religion, ces soldats protégeant ardemment leur pays et leurs valeurs. Je ne les pleure plus. Je leur rends hommage à ma manière, en immortalisant leurs actes, leur courage, leur bravoure et leur mort. Pourtant, je ne me sens pas prête à affronter celle-ci, celle de ma meilleure amie. De ma seule amie, devrais-je dire.

Debout, devant le miroir sur pied de cette chambre d'hôtel impersonnelle, je reste figée. Je détaille cette femme me faisant face. Examine ce corps sculpté par l'entraînement reçu par les forces spéciales de l'US Army que j'accompagnais lors de ma dernière mission. Retraçant du bout de mes doigts tremblants l'élégante robe noire choisie par Kahlil qui souligne discrètement mes nouvelles formes. Puis, je remonte jusqu'à ce visage que j'ai détesté tant d'années alors que je n'étais qu'une enfant.

Mes cheveux m'arrivent à présent aux épaules et, au vu de leur état, n'ont pas résisté aux vents secs et au soleil aride de mon périple en Orient. Mes cernes sont, quant à eux, les témoins de la fatigue accumulée ces dernières quarante-huit heures à passer d'un avion à un autre. Je ne porte aucun maquillage, aucun bijou hormis mon alliance, et je ne dois mon hâle qu'aux fortes chaleurs des déserts traversés peu de temps auparavant. Avec courage, je relève enfin les yeux pour les plonger dans leur propre reflet. Un bleu, l'autre vert. Les yeux du diable m'a-t-on répété toute mon enfance. Peut-être est-ce vrai ? Ça expliquerait ce vide intérieur qui les habite, cette absence de larmes, cette apathie.

J'enterre ma meilleure amie sans la pleurer, cela fait-il de moi un monstre ? Ou au contraire, une âme si peinée qu'elle en est désabusée par la vie ?

Devant mon silence et mon immobilité, Khalil s'approche. Je distingue sa silhouette se placer dans mon dos, mais je ne me quitte pas du regard, je n'y arrive pas.

— Ma douce, si tu as changé d'avis, on peut s'en aller, me souffle-t-il avec précaution.

Sa proposition me désarçonne. Est-ce ce que je souhaite ? Fuir une nouvelle fois ? Je croise son regard à travers la psyché. Il n'y a nulle trace de jugement, seulement sa douceur habituelle et l'amour profond qu'il me porte.

Khalil est l'un des hommes les plus beaux qu'il m'ait été donné de rencontrer. Sa peau aux envoûtantes teintes caramel, ses yeux aussi obscurs qu'une nuit sans lune et ses cheveux couleur corbeau, sont les témoins de ses origines exotiques. Le costume sombre qu'il revêt aujourd'hui met en valeur son corps robuste. Les traits altiers, il semble ce matin plus proche du prince qu'il aurait pu être dans d'autres circonstances, dans une vie où ce qu'il est n'est pas condamnable. Chaque jour, je remercie le ciel de l'avoir mis sur ma route. Il est tout ce dont j'ai besoin : mon ami, mon roc, mon mari. Je l'aime comme je ne me suis jamais autorisée à aimer personne depuis mon enfance et par chance, il me le rend.

Sa paume se pose sur mon épaule et je puise en lui la force nécessaire pour affronter ce qui m'attend. Je hoche une fois la tête, et sans prononcer un mot, prends la main qu'il me tend.

Non, je ne suis pas prête, mais ensemble nous ferons face.

Nous traversons la ville qui a abrité mon enfance et le regard dans le vague, je me remémore ce temps où je n'étais qu'une petite fille sans rêve et sans espoir. Rien n'a changé. Ce sont les mêmes boutiques, les mêmes restaurants, et je n'en doute pas un instant, les mêmes habitants. La voiture se stoppe le long du trottoir, à la suite de nombreux véhicules déjà présents. Ma main tremble en se posant sur la poignée, mais je suis consciente que la moindre hésitation aura raison du peu de courage dont je dispose. Alors je sors, la tête droite, feignant une indifférence que je ne ressens pas, et reste plantée devant ma portière. Une ombre immobile. Une petite fille effrayée.

Nous bénéficions de douces températures, annonciatrices d'un automne qui ne tardera pas à arriver, et une légère brise souffle sur mon visage. Pourtant, je suffoque. Khalil, toujours en osmose avec mes ressentis, comprend mon malaise et contourne le véhicule pour se positionner à mes côtés, attendant patiemment que j'amorce le premier pas. Il ne me force à rien, il me soutient simplement.

J'observe avec attention les personnes traînant encore sur le parvis, priant intérieurement pour que ma venue passe inaperçue. Vêtues de sombre, elles entrent petit à petit dans l'église. Quand il ne reste plus personne à l'extérieur, je prends une grande inspiration et m'avance à mon tour. Je monte précautionneusement les marches en pierres claires, peu habituée à porter ce genre de chaussures à talons hauts, puis pénètre dans la nef fleurie de lys blancs. Ses préférés...

Un frisson me parcourt quand la fraîcheur des lieux m'atteint. Les gens discutent à voix basse, d'autres sanglotent bruyamment, et soudain une vague de colère m'ébranle face à cet étalage de sentiments surjoués. La plupart des bancs sont pleins, ce qui ne m'étonne guère. Dans une petite ville comme celle-ci, la perte de l'un de ses membres affecte la communauté toute entière.

Et puis, tout le monde l'aimait, me souffle cette petite voix intérieure.

Il ne reste que quelques places vers le centre et tout à coup, je n'ai plus qu'une envie : m'enfuir à toutes jambes ; ce que devine Khalil qui resserre son étreinte sur mon avant-bras. Le moment fatidique est arrivé, je ne peux plus reculer. Je le lui dois bien ça.

J'ai peur, je tremble. Mes yeux, jusque-là dissimulés sous de grands verres opaques, ont du mal à se faire à la pénombre ambiante lorsque je quitte mes lunettes de soleil. Je cligne des paupières une première fois et les écarquille ensuite devant cette foule qui, par chance, ne m'a pas encore reconnue. Instinctivement, mes épaules s'affaissent et mon visage se baisse, cachant derrière le rideau brun de mes cheveux l'angoisse qui m'enserre comme un étau.

— Gaby, tu ne leur dois rien. Ils ne sont rien, assène Khalil durement. Fais-moi donc le plaisir de lever ton petit minois et de marcher la tête haute. Montre à tous ces bouseux, la magnifique femme que tu es !

Ses mots m'insufflent la force qu'il me faut pour le faire. Je relève alors la tête, gardant ce masque de froideur que j'ai appris à porter, et calque mon pas sur celui de mon mari.

— C'est elle ?

— Non ! Comment ose-t-elle ?

— Et c'est qui l'étranger à ses côtés ?

Ils ne cherchent même pas à être discrets, ils n'ont jamais cherché à l'être. Tous ces gens à la morale et l'esprit étriqués ! Ils jouissaient déjà à l'époque de leurs cancans quotidiens sans aucune compassion pour ceux que cela touchait.

Peu à peu, telle une ola dans une arène espagnole, je vois la rumeur de ma présence se répandre jusqu'au premier rang, celui de la famille proche. Sa mère se tourne, les traits haineux, et me fusille du regard. Son mari, que je reconnais sans mal grâce à ce même pardessus qu'il portait déjà dix ans auparavant, se contente d'un bref coup d'œil avant de prendre sa femme par les épaules et de lui souffler à l'oreille ce que je devine être de douces paroles. Je ne leur en veux pas. Je comprends leur rancœur.

Khalil me tire par la main, près d'un banc disposant de deux places libres, mais je m'immobilise le regard vissé sur un dos aux muscles tendus. La personne installée à la droite du père de famille pivote lentement vers moi et je défaille.

Oh non, je ne suis pas prête à ça !

Opération Reddition - éditéWhere stories live. Discover now