— D'accord.

Ma mâchoire se crispe en prévision de la douleur. L'étranger engage son genou sous mon épaule et cherche la meilleure position pour intervenir. Je mords dans la boule cotonneuse, à l'odeur désagréable, et ferme les yeux.

— Vous êtes courageuse. Je commence à compter et à trois, je tire.

Je ne réponds pas, déjà concentrée sur la souffrance qui m'attend.

— Pensez à une chose joyeuse. À un gâteau d'anniversaire, par exemple, ou des vacances en famille.

Je force mon esprit à trouver de belles images et le souvenir lointain de mon cinquième anniversaire parvient à faire son chemin entre les visions cauchemardesques. Ma mère, aussi excentrique qu'à l'accoutumée, s'était coiffée de couettes et de chouchous bariolés et la maison était décorée de ballons multicolores. Et surtout, un magnifique vélo rose tout enrubanné m'attendait dans le jardin. Mon premier vélo.

— Un, deux...

J'ai l'impression qu'on vient de m'arracher un membre. Le tissu étouffe mes cris, ma tête part en arrière et je lutte pour ne pas m'évanouir à nouveau. Des larmes mouillent mes joues et un tremblement incontrôlable me parcourt.

— C'est bien. Tout va bien, je suis fier de vous.

Déjà, l'onde douloureuse reflue et mon épaule ne me lance plus. Mais, une fois la souffrance disparue, seuls le désespoir et la tristesse subsistent. Le doux visage de maman ne veut plus apparaître et la vérité me rattrape. Max est très certainement mort et les décombres d'un immeuble me retiennent prisonnière, dans un pays en guerre, à des milliers de kilomètres de ma maison. Les traits de mon ami me reviennent en mémoire, la douceur de son sourire, ses cheveux en bataille. Puis les dernières images de son corps ensanglanté s'y superposent, et des hoquets me secouent.

L'homme me soulève, pose ma tête sur ses jambes et commence à la caresser.

— Chut, là, là, tout va s'arranger, me console-t-il, les troupes alliées vont avoir le dessus. L'armée est plus puissante que les intégristes. Mon équipe et la vôtre doivent déjà nous chercher.

Une lamentation m'échappe :

— Mon cameraman a été tué, c'était mon ami.

La caresse s'interrompt un moment avant de reprendre. Il a trouvé ses mots :

— Votre ami faisait un très beau métier. Il devait être passionné. Parlez-moi de lui.

Mes yeux se sont habitués à l'obscurité et, à présent, je remarque les filets de lumière entre les parpaings écroulés autour de nous. L'éclairage n'est pas assez fort pour me permettre de discerner les traits de mon sauveur, mais je peux deviner les contours de son corps tandis que j'évoque mon camarade.

— J'ai rencontré Max à l'école de journalisme de Sciences Po. Il trimbalait déjà partout un appareil photo ou une caméra.

La silhouette au-dessus de moi est massive, les épaules larges et les cheveux semblent coupés courts. Peut-être un militaire.

— Dès lors, nous étions inséparables. Et quand certains voulaient travailler dans l'édition ou pour les grandes chaînes, nous rêvions déjà de voyages à l'autre bout du monde.

Je prends une gorgée d'eau, la poussière ambiante assèche ma bouche.

— À la sortie de notre master, nous avons envoyé des CV communs pour être certains de travailler ensemble et, l'été dernier, j'étais son témoin de mariage.

Ce souvenir fait revenir les larmes. Comment annoncer à Fanny la mort de son mari ?

— Max et vous partagiez une très belle amitié. Vous vous retrouverez un jour. Notre esprit ne disparaît jamais complètement et les deux vôtres sont des âmes sœurs. Vous le rêverez.

Mon côté cartésien et athée voudrait le contredire, mais à quoi bon ? En cet instant, je donnerais tout pour croire à la vie après la mort et être certaine de retrouver mon grand nigaud de coéquipier dans l'au-delà.

— Vous êtes donc journaliste.

— Oui.

— Magnifique vocation.

Je lui souris, bien qu'il ne puisse pas le voir, et avoue :

— Pas de l'avis de mon père.

— Aïe. Seriez-vous une vilaine petite fille qui n'a pas écouté les conseils de son papa ?

Par habitude, je soulève les épaules, l'air de dire « eh ! oui », mais ce geste me met au supplice.

— Je dois immobiliser votre bras, se préoccupe immédiatement mon sauveur, j'ai un chèche dans mon sac qui pourra servir d'écharpe.

Il me repousse pour pouvoir attraper ses affaires et mon crâne quitte la chaleur de ses cuisses. Le froid s'empare de moi et une seule chose m'importe ; être serrée à nouveau contre cet inconnu. Pour cesser de paniquer. Pour bannir ma détresse. Et pour que l'opacité angoissante autour de moi ne me rende pas folle.




Crois en Moi (HUGO POCHE & LA CONDAMINE - 13/09/2018)Where stories live. Discover now