Chapitre 5 : Survivre

13 3 4
                                    

- Dépêchez-vous d'embarquer, quinze personnes par chaloupe ! cria le capitaine avant de monter à son tour.

Dans une organisation improvisée et maladroite, les passagers s'exécutèrent avec hargne, pressés de quitter cet enfer. Envieux de rentrer chez eux. Alors qu'ils se hâtaient, un son roque, criard et bourrin gronda. Le kraken avait réussi à percer la coque, maintenant ce n'était plus qu'une question de temps avant que le bateau ne coule. Celui-ci se remplissait peu à peu d'eau, la mer le bouffait de l'intérieur, comme un charognard se jetterait sur sa proie.

La peur les enroba, une boule se formait dans leur bas-ventre, l'impression qu'ils n'allaient s'en sortir était omniprésente.

Mais à force de persévérance les cordes solidement attachées, cédèrent enfin. Les chaloupes firent une chute dans l'immensité de l'océan Pacifique, et à peine ils s'étaient posés sur le bleu sombre de l'eau que le torrent les sépara. Le temps était devenu fou, un diable déchainé ! Les bourrasques étaient violentes, le vent les menaçait de les renverser, mais malgré tout il leur était préférable d'être pris dans la tempête que dans les tentacules de la créature.

Cette chose n'existait que dans les légendes, sa taille lui donnait un aspect irréel, invraisemblable. Cette chose, ils ne la connaissaient pas, elle représentait l'inconnu, un autre monde. Cette incompréhension les terrifiait ! La peur de l'inconnu les torturait.

- Capitaine, que devons-nous faire à présent ? demanda son second comme une supplique imperceptible et cruelle.

- Les péguais ne nous seront d'aucune utilité avec cette mer agitée. Le kraken est occupé par le Nautilus. Il ne nous reste plus qu'à nous laisser porter par les eaux du Pacifique. Si nous avons de la chance, nous pourrons espérer rencontrer une plage, un quai, une île, qu'importe la nature de cette terre. Il faut survivre !

Survivre, c'est tout ce à quoi ils aspiraient. C'est tout ce qu'il leur restait.

Au loin ils perçurent des cris étouffés, des jérémiades et des supplications. Leurs camarades de galère étaient devenus des noyés. L'océan n'épargnait personne.

- C'est abominable, sanglota madame Roger comme si elle craignait d'être la prochaine sur la liste.

Personne n'osa répliquer, de peur de froisser les autres, de peur de se rappeler de tout ce qu'il leur était arrivé depuis les dernières minutes. Oui voilà, ils étaient victimes de l'angoisse de perdre le peu qu'il leur restait. Ce silence n'était rien d'autre qu'une négation de la souffrance, le symbole du déni. Ils se réfugiaient comme ils pouvaient dans leur dernier coin de paradis.

Triste est l'humaine condition, pensa le capitaine Camus.

Les vagues qui les éloignaient de plus en plus les uns des autres, leur permirent une dernière fois d'admirer le Nautilus avant de le voir sombrer définitivement dans les eaux glaciales.

Le Titan avait été vaincu par un ennemi d'une tout autre envergure. Il s'était bien battu, mais il ne faisait pas le poids. Ainsi, seuls les survivants de ce que l'on appela bien plus tard « la tragédie du Nautilus qui sombra dans les flots d'un Pacifique déchainé », errèrent en mer sans provisions durant des jours avant de s'échouer au large des côtés d'une île mystérieuse et invisible au reste du monde.

Lorsqu'ils reprirent connaissance, ils eurent cette impression, celle d'avoir rêvé très longtemps. Le premier à ouvrir les yeux fut le capitaine Camus, et bien qu'il se sentît enveloppé par une chaleur douce et rassurante, il était perdu. Perdu dans un monde qui lui était étranger. Un monde à la surface calme mais qui cachait une cruauté sans nom, presque mystique.

Cependant sa paisible contemplation de ce nouvel environnement s'acheva par l'intervention des eaux du Pacifique qui lui explosèrent à la figure. Si au début le capitaine avait l'impression de rêver, là il était persuadé que ce n'était plus le cas. Le sable coincé au fond de sa gorge et son ventre affamé étaient des preuves suffisantes.

- Satané monstre ! répéta le capitaine, comme une incantation salvatrice, il répétait cette seule et même phrase.

Son regard impatient de découvrir où l'avait porté le hasard, dévia sur ce qui l'entourait. Le ciel était d'un bleu aussi clair et limpide que du cristal, aucun nuage à l'horizon. Les vagues divaguaient à un repos mérité, le vent était léger et fuyard, face à lui se dressait l'immensité de l'océan, quant à ce qui lui faisait dos, il ne s'agissait que d'une forêt. Une forêt à l'apparence docile, qui en réalité ferait trembler le plus valeureux des aventuriers.

En soit il n'y avait rien à craindre d'un tel cadre paradisiaque, rien du tout.

C'est alors qu'il s'aperçut qu'à seulement dix pas de sa position se trouvait le canot de sauvetage sur lequel il avait embarqué. Celui-ci était vide et trempé.

- Où sont passés les autres ?

Telle était la bonne question à se poser. S'il avait échoué ici, il n'était pas négligeable de penser que c'était également le cas des autres. C'est pour cela que de crainte de se retrouver seul sur cette île isolée, le capitaine Camus entreprit de fouiller de fond en comble les récifs, les plages et les alentours.

Durant des minutes qui lui paressèrent des heures, le capitaine marcha, encore et encore, sur le sable chaud. Ses pieds endoloris le lui rappelaient bien. Il souffrait de la perte de ses chaussures qui avaient dû s'échapper de ses pieds au moment où il avait été projeté sur la plage.

- Ohé ! Capitaine Camus ! criait une voix éloignée mais si proche à la fois.

Le vieux capitaine, interpelé par cet appel humain qui ne provenait pas de son imagination, se retourna vivement. Et c'est avec stupéfaction qu'il aperçut une dizaine de personnes à une centaines de mètres plus loin.

Un soulagement qu'il pensait mort depuis longtemps, s'éveilla en lui, comme une flemme ardente, brûlante et incontrôlable. Il n'était pas seul.

- N'y a-t-il plus que nous encore en vie ?

Ils ne le savaient pas encore en cet instant mais cette interrogation les suivrait encore longtemps, elle serait la clé de tous leurs tourments.

- Le seul moyen de le savoir est de longer la côte, décida le capitaine, si d'autres survivants il y a, ils auront probablement eu la même idée que nous.

- Et donc notre rencontre devient inévitable, en déduisit madame March.

- Marchons ! décréta Mlle Rose au nom du groupe.

Celle-ci, à l'aise comme si elle promenait des enfants de dix ans dans un parc, menait la troupe de pas moins de trois pas devant le second. Ces trois pas étaient la seule faille de leur file infranchissable.

Derrière la reine du crime, trois pas derrière, Josie, la femme de ménage. Collée à cette dernière, l'avocate madame March, puis à la même distance, monsieur White, le détective. S'ensuivit la liste suivante : monsieur Ford, le directeur d'entreprise, monsieur Barry, le majordome de Ford, madame Roger, une infirmière, Daniel Roger, un étudiant, monsieur Roger, un commerçant, Mlle Charlotte, la domestique de Ford, et pour clôturer ce défilé d'âmes souillées par le péché, le capitaine Camus.

Onze.

Ils n'étaient plus qu'onze.

Onze corps aux mouvements ralentis, comme enchainés les uns aux autres.

Onze âmes coupables d'un même délit.

Un crime abominable.

Un crime impardonnable.



Eleven to oneWhere stories live. Discover now