Mangetsu Tokyo

Chapitre 2 - Les moyens pour vous faire parler

« En voilà un joli nulle part ! » lança Amelia en envoyant son sac voler à travers la pièce pour s'écraser sur le canapé convertible avant de s'y vautrer à son tour. Décidément, cette fille n'avait aucune once de délicatesse.

Sora avait réussi l'exploit de leur obtenir un appartement en un temps record. A grands renforts de papiers falsifiés, certes, mais le résultat était là : un petit trois pièces meublé et équipé, lumineux et bien placé. Monsieur savait y faire, ça ne faisait aucun doute.
Pourtant, loin de sembler soulagé d'avoir enfin un vrai pied à terre, le jeune homme demeurait dans un mutisme énigmatique, qui n'avait pas manqué de titiller la curiosité d'Amélia. A longueur de journée, l'américaine essayait d'entamer des conversations qui auraient pu lui permettre d'en savoir un peu plus sur celui qui était désormais son colocataire. Mais elle ne récoltait que changements de sujets plus ou moins abruptes, quand il ne sortait pas carrément sur le balcon pour griller une cigarette, fermant évidemment derrière lui afin de s'isoler pour de bon. Plus les jours passaient, plus la patience d'Amy était mise à rude épreuve. Et la patience n'était clairement pas sa vertu première...

Sora n'était clairement pas décidé à baisser sa garde si facilement, au contraire, il avait tout intérêt dans sa situation à en dévoiler le moins possible. Pendant les quelques semaines qui suivirent leur arrivée et leur installation, il avait passé son temps à l'observer discrètement. Cette jeune femme était décidément... Particulière. Ce n'étaient pas tant ses tatouages aux symboliques inconnues et ses cheveux mauves qui l'intriguaient, mais plutôt tout le reste. Premièrement, son flot incessant de paroles était trop peu supportable pour être honnête. Elle parlait fort, elle parlait de tout, elle parlait grassement... A croire que la moindre pensée lui passant par la tête sortait obligatoirement de sa bouche. Plus Amelia se répandait en babillages, plus Sora sentait qu'elle cachait elle aussi sa propre croix. Et puis ses drôles de pratiques. Il était rentré un soir plus tôt que prévu et avait été tout d'abord surpris par une forte odeur de plante que l'on aurait brûlée, il en voulait de plus pour preuve la fumée dense qui embrumait l'intérieur de la pièce... La lumière était éteinte, mais des bougies disposées un peu partout donnaient à l'appartement une atmosphère mystérieuse et légèrement suspecte. Faisant un pas, il sentit quelque chose craquer sous son pied : du sel... Et en tendant l'oreille, il crut reconnaître cette voix qu'il n'entendait que trop depuis qu'ils avaient emménagés... Mais qui semblait cette fois psalmodier des paroles peu compréhensibles. Sans préambule, il ouvrit la fenêtre pour faire disparaître cette fumée âpre qui commençait à lui irriter sérieusement le fond de la gorge, l'irriter tout court d'ailleurs. Il fut presque aussitôt accablé cette fois par une protestation suraigüe puis ponctuée de jurons. Visiblement, laisser s'échapper cette purée de poix n'était pas la chose à faire... mais comment l'aurait-il deviné ? Vraiment, cette fille était carrément extravagante, le contraste avec le mutisme presque sinistre de son colocataire était saisissant.

La situation avait déjà trop traîné, il fallait que Sora sache une bonne fois pour toutes à quoi s'en tenir avec cette drôle de fille. Compte tenu de son tempérament, la stratégie était toute trouvée. Le jeune homme excellait dans ce domaine, il aurait dû y penser tout de suite ! Aussi ramena-t-il un soir une certaine quantité de packs de bière, quelques bouteilles de vodka et de whisky, quelques chips pour « camoufler » son stratagème, et la réaction ne se fit pas attendre.

« Il parait qu'ici il est courant d'arroser l'arrivée dans une nouvelle maison... On aurait dû le faire plus tôt. » dit-il en esquissant un sourire. Ce rictus si rare ne manqua pas de surprendre la jeune femme, qui attrapa aussitôt une bière et une des bouteilles de vodka.

« - J'te l'fais pas dire mon vieux ! Tu devrais sourire plus souvent, ça va pas abîmer ton lifting tu sais ! » répliqua-t-elle en lui lançant un bière à son tour, qu'il réceptionna à la perfection, roulant des yeux par principe.