7. Myriades d'étoiles

3 1 0
                                    

La nuit était tombée sur Elpra depuis deux cycles déjà. Dans son grand lit, la dauphine gardait les paupières closes mais ne dormait pas. L'orage venait de cesser, les coups de tonnerre s'étaient tus et raisonnait le chant des elfes dans la forêt toute proche. Bien entendu, à cette distance, elle n'entendait pas et ne distinguait pas les mots, mais elle les connaissait bien. La mélopée saluait la nuit, racontait les trois lunes qui brillaient au-dessus de la Terre, célébrait le lien entre les elfes et les arbres, leur amour de ce qui les entourait. Elle imaginait la dryade en poste, la reine actuelle, procéder à la conduite de la procession.

Ce qu'elle ne savait pas, c'est qu'elle se trompait. Ce soir, la reine n'officiait pas. Elle accouchait.

Sur la place du village sylvestre, dans le sein accueillant de l'étang sacré, la reine-mère donnait naissance à sa fille déjà tant aimée. C'est quand la toute jeune Coronis ébranla la forêt de son premier vagissement que le premier carreau tapa contre le mur de la chambre de la princesse ducale Emeline Ancolie d'Elpra.

Ce doit être un oiseau perdu, se dit la jeune fille, en se mettant sur son séant et en glissant hâtivement ses pieds menus dans ses chaussons d'intérieur ouvragés avec soin dans des velours riches et sombres. Pour conjurer le froid des dalles de pierre, ajouta-t-elle en elle-même. Son petit cœur palpitait d'émotion sous sa robe de nuit en blanc lin frais. Ses cheveux blonds en bataille étaient longs, aussi longs que la nuit noire qui lui refusait le sommeil, et ses yeux puisaient dans l'obscurité à peine atténuée par une bougie disposée dans son bougeoir de pierre, dans un coin de la chambre. Avec autant d'intensité que deux braises rayonnantes, ses iris d'or dardaient son attention au creux des ténèbres et son esprit triait les ombres et les formes.

Tac.

Ka-tac-tac. Tacatac. Tac. Tac.

Une détonation dans le lointain fit dresser ses poils sur ses bras. Elle avait reconnu ce son. L'artillerie ducale tonnait. La grande bombarde du palais d'Elpra sonnait sa colère.

Hurlements de chevaux. Bris de verre.

Tacatac. Les volées de flèches et de carreaux venaient mourir contre ses fenêtres.

Ce n'était pas un oiseau, évidemment, et son sang se glaça. Qui pourrait bien s'en prendre à Elpra ? Le duché était riche et prospère, fier de son commerce et de ses alliances, et ses défenses étaient solides. L'Eleutherchora suzeraine n'avait pas d'ennemi déclaré. Qui venait braver la puissance de feu des canons d'Elpra ?

Son peuple se battait. Ce n'était pas une menace futile : elle entendait des bataillons entiers de gardes se déplacer à vive allure, leurs talons de fer battant vitement les pavés.

À pas lents, elle s'approcha de sa fenêtre et, respirant à peine, envahie par la peur, regarda au-dehors.

Elpra saignait. Elpra brûlait. Des familles sortaient en hâte dans les rues, et couraient vers le palais pour se mettre à l'abri, fuyaient la menace qu'elles sentaient peser sur leurs vies. Inondant la plaine sous les remparts, elle distinguait les torches de l'armée assaillante, et les lumières qui dansaient au bout des étoupes enflammées que les archers, arbalétriers et balistes se promettaient d'offrir à la ville endormie. Un millier de soldats sous les murailles d'Elpra. Quelle folie. L'étendard ? Où était l'étendard ?

Elle ne le voyait pas.

Puis il y eut une explosion, dont la déflagration illumina profondément la nuit noire. La bombarde avait craché des flammes. Emeline suivit la trajectoire du boulet chauffé à blanc, et entrevit enfin ce qu'elle cherchait. Un porte-étendard.

De sables et de sinople écartelés et de tablier de pont brochant sur le tout.

Brücke. La toute proche Brücke, bonne alliée d'Elpra, avait transgressé les traités et trahi le duc. Et Emeline en trembla : c'était peut-être la seule puissance de Nessel capable de s'en prendre à sa cité. Elle vit les premières flambées d'énergie embraser la nuit et les magiciens de Brücke entrer dans le conflit, et elle en pleura. Le duché allait céder.

Rêveries du MultiversWhere stories live. Discover now