6. Lanelys Meganera d'Edran

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En d'autres temps en d'autres lieux jamais je n'aurais pu être frappée de cette stupeur maladive qui progressivement me jette à genoux. C'est une autre terre que je foule un autre air qui coule et je meurs à chaque instant supplémentaire de la pureté et de la beauté qui m'entourent. Mes gens m'encerclent et attendent que d'un geste je symbolise notre arrivée et notre succès. Je ne peux m'y résoudre. Signaler le succès c'est signaler la fin. Le succès d'une aventure est également son propre échec, son aveu de finitude, le constat de la vanité des liens qui naissent d'un projet commun. Dois-je condamner mon peuple à l'errance ? Cette terre devrait-elle être investie de nouveau comme l'était la nôtre ? Edran doit-elle essaimer, polliniser d'autres mondes, lancer ses excroissances dans l'espace infini simplement parce que nous avons échoué ? Devons-nous prendre les mêmes et recommencer ? Qui est digne ? Suis-je digne ? Mea est-elle digne ? Nous qui nous dressons là, absolument seuls, dans l'isolement le plus total mais ensemble, sommes-nous dignes ? Les axons nous regardent et nous évaluent. Je vois l'Aleph tout brillant de dorures et de lumières en flashs intermittents me fixer et tenter d'anticiper mes réactions. J'ai compris entre-temps qu'il n'y a rien à craindre d'eux puisqu'ils sont les manifestations de nos désirs, de nos pensées, de nos intellects pris au piège de la culture, de sombres reflets auréolés de lumière et amenés à la vie par hasard et par la puissance vive de la Faiseuse, mon amie éternelle. L'Aleph avance. Glisse sur le sable de la plage fouettée de vague et de soleil. Les embruns salés embaument l'algue et l'océan familier se met en tête de nous lécher les pieds. L'Aleph est là contre moi. Je sens la tension de mon groupe qui tremble pour moi, je sais la peur qui étreint leurs cœurs, j'entends l'affolement pulsatile qui assomme Mea et fait vibrer son ventre d'une ardeur renouvelée. Je connais ma propre folie et mon angoisse intime de me tromper et d'entraîner toute vie dans la nuit. L'Aleph lève un membre. Je lève ma main à sa rencontre, la dégante, dénudant ma peau pour signifier ma confiance et mon désir d'un véritable contact, et je vais à la rencontre de moi-même.

Je le touche. L'Aleph me touche. J'entends sa voix. Sa voix dans mon ventre dans mes nerfs dans mes jambes et dans mes doigts. Le courant vital qui l'anime est virulent, sauvage, d'une densité qui retient le souffle et transpire alentours. Ce contact est chaleureux. Bienvenue, bienvenue chez nous et chez vous, Lanelys, moi-même, ombre réelle, feu de caverne et phare asymptotique, nourricière des espoirs malicieux, Faiseuse d'amour, Faiseuse de vie, confidente du destin.

Rêveries du MultiversWhere stories live. Discover now