0.Le bal

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Deux ans plus tard, je la revis à une soirée et elle m'aborda avec entrain :

« Eh bien, Octave, cela fait bien longtemps que je ne vous ai vu ? »

Je pris mon temps avant de répondre pour regarder furtivement à droite, et à gauche ; mon interlocutrice ayant choisi le moment opportun pour m'aborder car nous étions à quelques minutes de lancer le bal et à quelques mètres du gros du gratin de la ville. Aucun moyen de me dérober, ou de faire un scandale.

« Bonsoir, Bella. Bien longtemps, c'est certain. » fut ma réponse interdite.

Hélas, la brèche était ouverte et elle m'assaillit de questions sur les deux ans pendant lesquels nous nous étions évités mutuellement, chose qu'elle n'ignorait pas. Et le dialogue forcé continua. Des joies ? Oui joyeux. Des peines ? Oui triste. Des amours ? Oui appuié, ostentatoire même. Notre échange prit fin quand je lui dis que j'étais parti à l'armée pendant neuf mois. C'était faux, mais cela m'évitait la suite de l'interrogatoire. Et si elle, en m'ayant interrogé ainsi, savait tout sur moi, je n'appris au contraire rien sur elle. Ce n'est que plus tard dans la soirée, en intrigant, que je sus qu'elle non plus n'avait pas connu d'expériences, ni joyeuses, ni tristes, ni amoureuses durant deux ans. J'y appris aussi qu'elle avait été malade, et qu'elle était là, dans sa robe bleue nuit, juste sortie de sa convalescence.

Et tandis qu'elle s'éloignait dans la foule, l'orchestre entama la première danse. Comme un seul homme, les maris prirent leurs compagnes par la main pour les emmener danser. Le parfum de Bella imprégnait toujours l'air, comme à chaque fois qu'elle se retirait. Et comme une odeur de brulé, entêtante, Bella resta autour de moi, quand les premiers couples se formèrent, quand les bras s'enlacèrent, quand les premiers pas résonnèrent sous le plafond de la salle de fête. Et me voilà seul, le marri parmi les amants. Je pris à mon bras une voisine égarée et j'entrai dans la danse.

En dansant, changeant de partenaire comme de gant, je me surpris quelques fois à guetter le vide de la foule, sans que je sache alors pourquoi. Je sais aujourd'hui que si je n'avais pas croisé son regard à cet instant, j'y serais toujours. Je la vis donc, assise, sur la banquette près de la porte. Nous nous vîmes vraiment, je pense, pour la première fois. J'ignore toujours pourquoi, mais je quittai ma danseuse, pour traverser la salle, directement, sans détour. Et je franchissais tous les obstacles. Les couples de danseurs, dangereuses machines imprévisibles. Les serveurs, dont les plateaux d'argent furent autant de projectiles entravant ma marche. La musique, à mesure que j'approchais de Bella, semblait aller crescendo, comme si elle m'observait. J'arrivai aux couverts. Timbales. Je passais les couples attablés, en dérangeant au passage quelques paires de jambes entrelacées. Alto et violoncelle. Et quand j'arrivai enfin, j'étais sans souffle. Clarinette. Pas par épuisement, mais par surprise. Au dernier moment, un groupe de nobles m'avait coupé la route, et elle avait disparu. Solo de contrebasse. Envolée, ma maitresse. Je laissais échapper un rire, comme un fou qui se rend compte qu'il est fou. Soudain, le parfum refait son apparition, et je sentis qu'on me prit les mains par derrière : Bella. Grand final de l'orchestre.

« Allons Octave, me glissa-elle sournoisement, me voilà. »

Elle me guida au-dehors, mais je ne la vis pas jusqu'à ce que nous fussions au jardin, avec seulement les saules pour nous écouter. Elle me parla, et je ne sais plus les termes exacts, mais elle parla bien. Elle me dit qu'elle était désolée, qu'elle ne pensait plus m'aimer ce soir-là, que c'était aussi ma faute, l'ayant considérée non pas comme Bella, mais comme amante de Octave. Elle me fit tout reconnaitre, elle me fit tout avouer. Nous avions alors vingt-et-un ans, et nous étions passés par la plus grave des maladies, celle qui guérit deux ans plus tard. Et encore aujourd'hui, je me souviens de cette Bella Nonyme.


Deux ans plus tard...Where stories live. Discover now