Au cœur de la tempête

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L'oraison funèbre s'éteignit doucement sous la pale lueur des étoiles. L'absence de lune ne les gênait pas, mais les rendait mal à l'aise.

L'astre brillant qui les veillait chaque nuit était leur mère, leur guide, la source de leur âme. Comment surmonter leur chagrin si elle n'était pas là pour les soutenir, leur montrer qu'il fallait continuer d'avancer ?

Les trois corps auraient dû reposer en terre, se fondre avec la nature, la nourrir comme elle les avait nourris, lui rendre la force qu'elle leur avait prêté. Mais on les avait incinérés. Il arrivait désormais trop souvent qu'on pille leur tombe à la recherche de leurs secrets. Disparaitre corps et âme et se mêler au chant du vent. C'était parfois le choix des Héädris. Les Voyageurs en particulier souhaitaient jouer avec les nuages jusque dans la mort.

Karen regarda l'endroit où c'était tenu le corps de son frère. Un Prédateur, protecteur de leur clan, il pouvait prendre les formes les plus dangereuses, les plus aptes à les défendre contre leurs ennemis. Un ours, c'était sa forme préférée, un grand animal presque noir, aux griffes déchirantes, aux crocs implacables. Sa place était dans le forêt, non dans les airs. Mais les Héädris n'avaient plus le choix depuis bien longtemps. Et Mérik était mort à présent.

Elle non plus n'était pas à sa place. Elle le savait depuis longtemps. Mais il était sa seule famille. Leurs parents étaient morts, comme tant d'autres, le clan ne comptait que ça, des familles déchirées, des vieillards sans descendances, des enfants sans guides et des guerriers à bout de force, les défendant jusqu'à la mort puisque c'était leur rôle. Leurs ennemis étaient trop puissants et trop nombreux pour qu'ils puissent leur résister. Ils en avaient tous conscience. Que faire alors ?

Essuyant ses dernières larmes, Karen se détourna du bucher. Son regard croisa celui de leur chef, une femme au regard dur, au corps couvert de cicatrices, qui avait pourtant chanter avec une grande tendresse la mort de ses camarades. Elle était leur dernier rempart contre le désespoir. Contre la mort. Qu'avait elle prévu alors ? D'avancer encore ? Et pour aller où ? Aucun territoire ne leur offrirait un lieu sûr. Personne ne pourrait les protéger.

-Karen ?

La jeune fille se retourna, croisant le regard ambré d'Alyénor. Sa partenaire, son âme sœur, la moitié d'elle-même. Une Prédatrice elle aussi, le puma était sa forme originelle. Son regard jaune montrait à quel point elle peinait à retenir l'animal en elle. Encore quelques années et elle serait elle aussi la protectrice d'un groupe comme le leur mais pas encore, pas maintenant. Elle était trop jeune.

Et pourquoi trop jeune ?

Alyénor avait des crocs et des griffes elle aussi, et elle entrainait son corps chaque jour, chaque minute pour parvenir à faire face à tout ça, pour avoir au moins l'illusion de faire autre chose que d'attendre. Elle était jeune et elle n'était pas une protectrice, mais elle pouvait se défendre elle-même. Et elle n'était pas la seule.

Karen aussi savait se défendre. Elle n'était pas une prédatrice mais elle était entrainée elle aussi. Ils l'étaient tous. Ils pouvaient tous se défendre. Ils ne pouvaient pas compter sur les autres en permanence, les choses devaient changer. Ou ce serait la fin des Héädris.

-Tu sais qu'elle n'écoutera pas, lui dit Alyénor.

La Prédatrice avait suivi chacune de ses pensées, elles partageaient ce don, celui de lire dans l'esprit de l'autre. Elle savait que Karen avait raison. Elle savait aussi qu'elles n'y pouvaient rien. Leur chef était plus dominante, c'était elle qui prenait les décisions.

-Non.

Un simple mot. Un refus catégorique. Inébranlable.

-Non.

Karen le répéta et elle eut l'impression qu'une grande force coulait en elle.

-Non, dit-elle encore une fois.

Le menton levé, elle défia la dominante du regard, cette dernière se crispant sous l'affront. La bête en elle rugit, prête à attaquer... Avant de se figer devant le regard gris qui lui faisait face.

Tous s'étaient immobilisés. Les combats entre Héädris pour déterminer qui était plus dominant n'étaient pas rares. Mais ils n'avaient pas non plus cette importance. Karen était trop jeune, trop inexpérimentée. Sa bête n'était pas assez stable.

Elle leur prouva le contraire.

La seconde précédente une femme, celle d'après un coyote. Les crocs brillèrent à quelques millimètres de sa gorge mais Karen ne parvint pas à s'inquiéter. Elle n'était pas une Prédatrice mais elle était entrainée. Et elle était dominante, elle le savait à présent.

Elle se laissa tomber au sol, passant sous la patte de l'animal, et se laissa glisser sur les feuilles mortes, pivotant pour ne pas tourner le dos à son adversaire. Le coyote retomba sur le sol presque sans faire de bruit, stupéfait d'avoir manqué sa cible. Il était pourtant rapide, son attaque éclair était venu à bout d'un opposant plus d'une fois. Cette gamine y avait pourtant échappé. Peut-être avait-il des scrupules parce que ce n'était qu'une enfant ? Il n'eut pas le temps d'y songer davantage.

Karen bondit, ne s'embarrassant pas d'une forme animale quelconque, et profita de la surprise de son adversaire pour s'en rapprocher, l'attrapant par le cou pour le plaquer au sol. Un coup de patte lui déchira l'épaule, un autre le flan. Elle ne broncha pas, sa bête cherchant le regard du coyote pour s'y planter.

Elle n'avait jamais fait ça auparavant mais elle n'avait pas besoin de mode d'emploi, laissant faire la bête et son besoin instinctif de prendre les commandes. Le poids de iris ancra le coyote au sol, lui coupant la respiration, faisant reculer petit à petit sa part primitive jusqu'à ce qu'il reprenne sa forme humaine. La chef de clan lutta encore un peu avant d'admettre sa défaite, baissant les yeux puis exposa sa gorge.

La jeune fille n'attendit pas avant de la mordre, laissant une marque bien visible avant de se redresser, rejetant ses cheveux blonds en arrière. Puis elle poussa un hurlement.

Alyénor fut la première à y répondre, le con s'échappant sauvagement de sa gorge, rendant hommage à son nouveau chef, à la nouvelle dominante de leur clan. Et les autres l'imitèrent.

-Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Lui demanda-t-elle.

-On rejoint les miens.

-Nous sommes des terrestres, lui rappela la brune d'un air gêné. Nous ne serons pas à l'aise parmi les Hydros.

-J'ai bien pu vivre en forêt moi.

-Mais et ensuite ? Tu ne peux pas nous demander de vivre sur l'eau.

-Vous vous y ferez pour un temps. Tu t'occuperas d'eux.

-Et toi ?

Karen promena son regard sur son clan, dont elle avait désormais la charge. Elle était trop jeune, trop inexpérimentée, n'était pas une Prédatrice. Elle n'était pas comme Kim. Mais elle était dominante. Et elle protégerait les siens.

-Que fait le capitaine du bateau au cœur de la tempête ? demanda-t-elle à sa partenaire.

-Il maintient le navire à flot.

-Non. Son second fait ça. Le capitaine, lui, trouve un moyen de ne perdre aucun de ses hommes. Même si pour ça il doit négocier avec les Dieux.

-Nous n'avons pas de Dieux Karen.

-Mais nous avons des dominants et pas seulement des Prédateurs. Voyageurs, Passeurs, Hydros... Nous sommes nombreux et aussi capables que les autres de nous défendre, de défendre les nôtres. Si on ne peut pas calmer la tempête, alors il faut trouver un moyen d'en tirer profit.

Et elle ferait. Elle prendrait le contrôle, dominerait la tempête, fendrait la mer afin de protéger les siens. Parce que les Héädris ne seraient jamais des proies pour personne. Parce qu'elle ne perdrait plus jamais l'un des siens.

Malgré la tempête. 

Chrono ChallengeWhere stories live. Discover now