Chapitre 1 • Bienvenue à Wealthshire

1.8K 172 64
                                    

Je regarde le paysage défiler à travers les vitres sales du troisième autobus longue distance dans lequel je suis montée en l'espace de trois jours. En tout, je viens de passer soixante-sept heures assise sur des sièges inconfortables à traverser huit États pour la modique somme de deux cent quarante dollars. J'ai les jambes tellement engourdies que je ne les sens plus et une faim qui retourne chacun des organes liés à mon système digestif. Normal. Depuis le début de mon road trip du pauvre, je n'ai mangé que des sandwichs vendus par les stations-service dans lesquelles les chauffeurs s'arrêtent en moyenne toutes les quatre heures. Des sandwichs et des chips, en fait. L'un ne va pas sans l'autre.

J'ai pris un premier car de ma ville paumée du Texas à Dallas, la plus peuplée de l'État, puis un second pour faire le trajet interminable jusqu'à New York, avant de poser mes fesses sur l'un des sièges du dernier, dans lequel je me trouve actuellement. Il roule en direction de Wealthshire dans le Rhode Island, où est située l'université privée de Bayford. Je n'y ferai ma rentrée que dans un mois et demi, quand l'été touchera à sa fin, mais une réponse positive à ma demande de bourse est arrivée dans la boîte aux lettres en milieu de semaine et je suis partie de chez moi le jour même.

Je n'ai pas crié de joie lorsque mes yeux se sont posés sur les mots qui noircissaient cette simple feuille blanche, pourtant ils venaient de changer le cours de ma vie. À la place, j'ai évacué mon bonheur par des larmes silencieuses pour ne pas attirer l'attention de ma mère, dont le corps frêle était étendu sur le canapé miteux. Il n'était même pas midi, pourtant elle était déjà ivre, comme d'habitude. Sur un coup de tête, j'ai alors décidé de profiter de son état second pour rassembler mes affaires personnelles et mettre le plus de vêtements possible dans mon sac à dos, sans qu'elle ne se doute que mon départ du domicile familial était imminent.

Ce n'était pas la première fois que je déménageais, loin de là même, mais je ne l'avais jamais fait toute seule. Sans exagérer, je n'ai pas passé plus de deux ans dans la même ville depuis ma naissance parce qu'à chaque nouveau départ le passé de ma mère la rattrapait. Elle et mon beau-père ne perdaient pas leurs mauvaises habitudes en continuant à emprunter de l'argent à des personnes dangereuses jusqu'à ce que ces dernières les menacent pour être remboursées. Par conséquent, j'ai visité l'État du Texas en long, en large et en travers.

Je n'arrive pas à me souvenir de mes gestes, à me revoir ouvrir mon armoire et emporter avec moi le stricte nécessaire. À ce moment précis, c'était l'espoir d'une vie meilleure qui guidait la moindre de mes actions, ainsi que la peur de voir mon beau-père rentrer du travail plus tôt que prévu. Mes mains tremblaient parce que mon corps savait que ce que j'étais en train de faire était une pure folie, contrairement à mon propre cerveau qui se contentait de rejouer en boucle certaines scènes de mon passé misérable pour me motiver à faire vite. Dans la précipitation, je ne suis pas passée par la cuisine pour prendre de quoi manger sur la route, mais mon oubli aurait pu être bien pire. Ma carte de crédit, une pièce d'identité et mon téléphone sont les seules choses que je me serais maudite d'avoir laissées derrière moi.

Avant de quitter cet endroit insalubre, je suis quand même entrée dans le salon aux murs jaunis par la fumée de cigarette où se trouvait la femme qui m'a mise au monde mais que je n'ai jamais considérée comme ma mère. Un parent, il protège son enfant du monde qui l'entoure, il n'autorise donc personne à entrer dans sa vie pour devenir la cause de son plus profond mal-être. Dans les vapes, elle a marmonné quelque chose lorsque je l'ai embrassée sur la joue et ses fins sourcils se sont froncés quand je lui ai avoué d'une voix rauque que je n'étais même pas désolée. J'ai ensuite franchi le seuil de ce petit appartement qui renfermait tant de mauvais souvenirs pour la toute dernière fois, sans regret.

Je n'ai pas assez de recul sur la situation pour déterminer si j'ai été lâche ou courageuse. J'ai dit au revoir à mes repères sans réaliser que je leur faisais en fait mes adieux. Même mes dizaines d'heures de bus ne m'ont pas aidée à prendre conscience du fait que je ne reverrai plus jamais ma mère et que je ne foulerai plus jamais le sol du Texas. Putain, je me suis quand même enfuie du jour au lendemain sans informer personne d'autre que M. O'Connor de mon départ précipité.

The Bayford StudentsDonde viven las historias. Descúbrelo ahora