10. Enterrer les fantômes.

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Soudain,le berger fut tiré au travers de la foule. Winn venait d'apercevoirson père et essayait de se faufiler jusqu'à lui. L'aubergiste,ignorant les appels paniqués de sa fille, s'empressait derejoindre le Chef qui l'apostrophait. Quelques secondes plus tard,Osbern était à bas de son cheval et remettait le corps dissimuléentre les bras de son complice. Ce dernier replongea aussitôt dansla nuée de villageois, arrachant avec force coups d'épaule lesmains qui tentaient d'abaisser la toile de l'inconnu. Voyantqu'il l'emportait loin des curieux, Winn accéléra.

Bloquéentre deux badauds qui résistaient à son passage, Ran perdit sonamie et se retrouva au milieu d'une cohue implorante, qui sepressait contre les membres de l'escorte. Le berger se débattitfarouchement pour s'extirper de la masse. Lorsqu'il en fut enfinrejeté, il sentit une subite altération de l'humeur chez lesautres villageois. Il résista à la tentation de suivre Winn etécouta. La voix du Chef lui parvenait indistinctement, mais il priapour que l'écho de ses paroles lui soit rendu de la bouche desautres. Le gémissement déchirant d'un vieillard couvrit uninstant quelques exclamations horrifiées, puis un bruit effroyableparcourut la foule et remonta jusqu'à lui.


Rancrut qu'il étouffait.


Hugo,le maître d'Orc et son ancien mentor, le surprit au milieu dutumulte et entreprit de le tirer à pas lents dans un endroit pluscalme. Le garçon lâcha toute prise sur lui-même. Des larmesroulaient sur ses joues, il se mit à déblatérer sans s'en rendrecompte, sans saisir ce qu'il racontait à ce pauvre Hugo qui lefixait, désemparé, incapable d'endiguer le flot qui jaillissaitsoudain hors de lui. Sa voix déraillait, sa bouche devenait pâteuse,ses yeux clignaient en vain tandis qu'un voile noir tombaitsubitement devant lui. Il avait l'impression d'avoir chuté par lafenêtre d'un rêve. Jamais il n'avait ressenti une horreur siprenante qu'en apprenant ceci : son amie n'était pasrevenue et un revivant avait franchi la Frontière. Il avaitterriblement peur de saisir ce que cela signifiait et pourtant,quelque part, son cœur se tordait, encore et encore, et lafrustration, elle, grandissait. Il ne pouvait admettre ce qu'ilestimait impossible. Il ne voulait pas croire que cela ait étérendu possible. Et c'est impuissant face aux tortures de son espritqu'il s'effondrât en sanglots déchirants. Pendant ce temps,Hugo agrippait fermement ses épaules et lui parlait avec douceur, leregardait bien en face. Tous les encouragements et les mots apaisantsque le vieillard trouvait ne parvenaient à le calmer. Ranl'entendait parler comme s'il cherchait à amadouer une bête, àsa manière de vieux berger, mais n'y réagissait pas. La tête luitournait, il avait des sueurs froides et une nausée comme il n'enavait jamais eu.

Vintun moment où son vieux mentor le força à s'asseoir par terre etil ne put qu'obéir. Ce geste attira quelques passants qui seprécipitèrent vers eux pour lui porter assistance. En quelquesmots, Hugo les repoussa, et les mains anonymes tendues vers lui serétractèrent en concert, remplaçant leurs touchers truculents parde simples questions. « Est-ce qu'il va bien ? »entendit-il au loin, sans pouvoir protester en retour. Tout en lui setournait et se retournait. Sa seule conviction était d'essayer dene pas vomir devant tous ces gens. Prenant peu à peu conscienced'être entouré, il se força à prendre de longues inspirations,qu'Hugo encourageait vivement. Sitôt qu'il n'eut plusl'impression de délirer, la fraîcheur du sol où il était assis,les mains d'Hugo serrées sur ses épaules, son dos voûté, lesprésences tout autour, l'ombre dans l'allée, tout revintbrutalement à lui. Il bascula en arrière, par la fenêtre du rêvevers le monde. Ran ferma les yeux, pressa contre eux ses poings et serépandit à nouveau en sanglots. Hugo continuait de lui répéterque tout irait bien.


— Tuas vu Winn ? demanda-t-il.

— Non,fit Hugo. Je n'ai vu que toi.

La Légende de Doigts GelésWhere stories live. Discover now