III. LA SOUPLESSE DU DÉSASTRE

171 31 31
                                    

Alors que Caleb rajoutait fougueusement d'épaisses couches de Cobalt, une peine sourde lui oppressa la cage thoracique. Ce qu'il ressentait en transformant ses hortensias fanés en éclats de mer sombre et agitée s'apparentait à de graves notes de piano. Cette douleur, trop marine, semblait se noyer dans ses yeux plutôt que sur ses joues : c'était comme couler de l'intérieur. Hypnotisé par cette émotion destructrice, Caleb s'agrippa à son chevalet d'une main et cogna sa toile du pinceau, lui-même sous l'emprise de Cobalt. Hortense devenait peu à peu Tumultes, et Caleb aurait pu pleurer s'il en avait eu la force.

Son pinceau s'était transformé en albatros ravagé par la solitude. Ses pensées ne pouvaient s'empêcher de retourner à Baudelaire, poète maudit auquel il s'identifiait tant. Ses mots semblaient retranscrire les couleurs qui l'obsédaient tant ; ses rimes les reflets d'un bleu de Prusse trop dense devant la lumière d'un chevet ; sa prose l'énergique coup de poignet qui dirige le pinceau. Et Caleb, lui, était cet oiseau majestueux dans le bleu ciel mais foutriquet parmi les hommes – et toute la rancœur noyée sous des années de solitude s'évaporait ainsi sur l'épaisse couche de peinture qui recouvrait désormais la toile. Bleu pleurait à sa place, et dans sa propre tristesse qui lui parut soudain si lointaine, il perçut quelque chose de beau.

De nouveau, le bleu embellissait ses fêlures.

— C'est une oeuvre magnifique, murmura une voix chaude dans son dos.

La main de Caleb se figea, ses yeux retrouvèrent la vue. Le canevas était recouvert de grossiers amas de bleu qui, par endroits, s'amenuisaient. La lumière de l'atelier, fauve, y faisait miroiter d'anonymes éclairs jaillissants çà et là. Les traces du passage des poils rigides du pinceau large qu'il avait saisit quelques minutes auparavant dessinaient de fins sillons vagues dans cette mer révoltée, à l'image du tumulte qui régnait en lui-même depuis toujours.

Caleb n'osa pas se retourner face à son interlocuteur, dont il sentait la présence, masculine et fiévreuse, derrière lui. Il n'osa pas non-plus le remercier – après tout, le compliment n'était pas sincère. Avec lui, les compliments ne pouvaient l'être. Les gentillesses, pensait souvent Caleb, étaient de beaux mensonges finement ciselés dans des mains hypocrites.

Ce ne fut pourtant pas une main béotienne ou profane qui vint doucement essuyer un bord de la toile d'un pouce, comme l'on essuie la joue tachée de miel de son enfant avec une infinie délicatesse. C'était cette même main qu'il avait admirée plus tôt dans la journée pour ses contours polis, ouvragés comme un bloc de marbre brillant au soleil peut l'être s'il porte le nom de David, ou Discobole ou Vénus. Le bleu sépulcral et sibyllin de Cobalt seyait à merveille à la peau d'une blancheur très suave et calme de son détenteur. Caleb se demanda s'il s'appelait Michelangelo, Myron ou Milo. La tendresse de la lettre M rappelait celle du mouvement qui venait de le captiver.

— Ton tableau a-t-il un nom ? brisa de nouveau l'Apollon le silence d'un chuchotement grave.
— Je... Je crois qu'il porte le mien, balbutia Caleb en abaissant une nouvelle fois la tête vers le sol dans l'unique but de s'effacer.

L'éphèbe émit un léger son qui se faisait ronronnement chez un chat, ou caresse de l'archet chez un violoniste ; il riait d'une gracieuse manière. Un frisson parcouru la colonne du timide baudelairien.

— Et comment t'appelles-tu, alors ?
— Caleb.
— Caleb... répéta l'inconnu pour lui-même.

Son propre prénom dans sa bouche avait une allure si raffinée qu'il se demanda s'il ne venait pas de l'entendre pour la première fois.

— Moi, je m'appelle Jacob, répondit ce dernier avant de s'éloigner de Caleb pour rejoindre son chevalet.

Et le sien était aussi céleste qu'une teinte de bleu.

BLEU COBALTOù les histoires vivent. Découvrez maintenant