4 - Innommable

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Ils coururent jusqu'au feu de camp, accompagnant Jabbie qui était à l'écart, les souffrants déambulant derrière eux.
Une ombre accroupie se dessinait devant les flammes qui purgeaient le monde de la présence des immondes vers. Ses traits étaient de plus en plus familiers au fil de leur course, et ils reconnurent enfin Idyl dans la silhouette. La jeune recrue fouillait le sac de Hesje pour dévorer les nombreux fruits colorés qui s'y trouvaient.
Elle se tourna vers le dynamique duo, et dévoila des yeux rougis et la bouche bavante d'un liquide rouge sombre facilement identifiable.

« Idyl ! Tu... tu as mangé... ne me dit pas que ce sont..., bafouilla le propriétaire du sac à moitié vidé.

- J'ai... Faim..., grogna la jeune femme, en crachant un glaire rouge, qui s'apparentait plus à un morceau de chair qu'à un bout de fruit.

- Tu as pris un des fruits rouges ? Répond-moi, Idyl !

Elle hocha la tête pour dire oui, honteuse comme un enfant qu'on gronderait.

- C'est quoi les fruits rouges ?, demanda Lyra, l'épée tirée et prête à abattre la soldate au moindre mouvement brusque.

- Des raquarres, répondit Hesje d'une voix faible. Ce sont des fruits qui font oublier toute peur et qui provoquent une sorte de frénésie meurtrière... Le rouge, c'est juste le jus, pas vrai ? Tu n'as pas... ?

La droguée répondit en pointant du doigt le cadavre du pauvre homme qui s'était effondré plus tôt.
Une trainée de gouttes de sang le reliait à elle.

- J'avais... Faim..., s'excusa la jeune femme en fondant en larme. Tellement... Faim...

- Oh mon dieu, lâcha simplement Hesje, le visage livide et les yeux emplis d'incompréhension.
Ils restaient moins choqués que ceux de Jabbie, dont la main plaquée sous son nez ne parvint pas à contenir une remontée gastrique face aux horreurs qui se déroulaient.

- Ils arrivent, fit remarquer la mercenaire en faisant face à la horde de souffrants en loques qui boitaient vers eux.

- Je suis... tellement... désolée... », répétait encore Idyl, comme si elle venait juste de prendre conscience de ses actes.

Lyra ramassa le sac de fruits, et ordonna aux trois autres, toujours visiblement détruits, de la suivre. Elle était la seule encore maîtresse d'elle-même : elle leur ordonna de la suivre vers les tentes individuelles, afin de retrouver Frhel. Malgré la franche antipathie du gaillard, ils ne pouvaient se résoudre à le laisser se faire mastiquer par ses camarades infectés.

Jabbie ne répondit pas, et se retourna face à la horde des souffrants en loques, faisant jongler son regard frémissant entre le corps étendu à proximité du feu et les dégénérescences organiques qui avaient été, ou auraient pu être ses amis.
« Je... peux pas... », souffla Jabbie en dégainant lentement sa lame de sa seule main valide.

Sans que qui que ce soit n'aie eut le temps de faire quoi que ce soit pour s'interposer, Jabbie saisit le pommeau de son épée à deux mains, tenant debout sans béquille par on ne sait quelle magie de désespoir, et s'enfonça le fer tranchant profondément dans sa poitrine, un hoquet de sang accompagnant sa chute sur le sable éclairé par les flammes.

Lyra voulut hurler, tirer le corps de Jabbie hors de portée des monstres qui déjà s'agenouillaient pour porter ses chairs jusqu'à leurs lèvres mauves, mais Hesje la tira hors de sa funèbre contemplation, lui n'osant pas poser son regard sur encore plus d'horreurs.

~ ⚔~

« Je pensais que vous montiez la garde, pas que vous vous amusiez tous les deux avec la petite ! », lâcha le vieux soldat avant d'éclater d'un rire gras.

Nul ne sut si elle l'aurait fait sans, mais pour sûr, le fruit raquarre la poussa à agir : Idyl enfonça les quatorze phalanges de sa main droite sur le visage endurci du vieux soldat, puis cracha sur sa face bien étonnée des injures plus que fleuries qui impliquaient la mère de Frhel ainsi qu'une porcherie toute entière. Quand elle eut achevé son torrent de rage, elle acheva par un molard excellemment bien lancé qui éclata sur la joue du rustre.

Jamais de toute sa vie Frhel n'avait du connaître pareille humiliation, et bien heureusement pour lui il n'y avait que trois témoins. Alors qu'il malaxait ses poings dans l'attente de broyer le crâne de l'impromptue, Hesje posa ses mains froides sur les muscles saillants du soldat.
« Elle est droguée, elle n'est pas dans son état normal.

- Je vais lui mettre une de ces corrections, moi, tu vas voir c'que c'est qu'un état normal...

Lyra retenait la recrue pour éviter qu'elle ne commette plus d'incidents.
- Bon, finit par prononcer le sergent en malaxant sa joue rougie. Pourquoi vous vouliez me voir, à part me faire chier ?

- Le camp n'est plus sûr. répondit Lyra en scrutant les ténèbres. Jabbie est... commença-t-elle sans finir. Elle semblait avoir vu quelque chose bouger.

- Je t'ai pas sonné, le soudard !
Le regard noir que lui jeta la mercenaire eut pour réponse un sourire amusé et narquois.

- Les souffrants se sont levés, et crèvent assez la dalle pour essayer de nous bouffer. Ils ont eu Jabbie. Donc on se casse.

- Vous désertez ? s'indigna le vieux en déplaçant sa main vers le pommeau de son épée.

- Appelle ça comme tu v...
- ATTENTION ! »
Lyra se jeta sur Hesje pour le faire tomber, alors qu'une mâchoire en pince vint se refermer juste au dessus d'eux. La gueule n'avait qu'un seul œil laiteux, assez gros pour dépasser des deux côtés. Une poignée de cornes et de dents semblaient incrustées au hasard dans ses chairs maigres, hormis deux longues pointes crochues qui servaient d'incisives à la bête.
Frhel, qui avait eu le temps de dégainer sa lame en entier, asséna un coup franc à travers cette immondice, crevant l'œil unique du monstre. Dans un cri aigu, le long cou maigre qui tenait cette effroyable pince se replia, et le corps de la bête se cacha entre les tentes.

« ON DÉGAGE ! », cria Lyra en emportant Hesje avec elle. Idyl courut derrière eux, et Frhel en dernier. Ils entendaient tous la créature qui rampait derrière les tentes pour les rattraper, elle et ses glapissements gutturaux.
Elle finit par bondir au dessus des tentes pour attraper la mercenaire avec sa mâchoire perçante. Curieusement, l'œil était à nouveau en place. Cette tête difforme était reliée, grâce à un long cou en deux segments, à un buste où partaient trois pattes tout aussi rachitiques. Le buste était relié à un deuxième buste, tourné dans le sens opposé, d'où jaillissaient trois autres membres, ainsi qu'un second cou, portant, lui, la tête aveugle.

Seulement, toute cette description, il leur fut incapable de la tisser, car chaque articulation était sans cesse en mouvement, ce qui donnait à la créature un aspect anarchique, presque chaotique, tant on ne pouvait pas poser de forme tangible sur elle.

Lyra fut projetée sur une tente qu'elle brisa à l'atterrissage plutôt violent de sa chute.
Elle peina à se relever pour revenir vers ses camarades. La peau sèche du monstre était beige, mais se maculait peu à peu de taches rouges, qui cette fois ne contenaient pas du tout de jus de raquarres.
Lyra tenta de retourner au combat, mais sa vision se troubla, et ses membres s'engourdirent. Elle s'effondra, et tout devint noir.

Les Fils SpirituelsWhere stories live. Discover now