1 - Œstants

53 7 1
                                    

Elle s'appelait Lyra. Cela n'avait pas d'importance, mais c'était son nom. Peut-être le retiendrez-vous, peut-être l'oublierez-vous, cela n'est pas très important. De la même manière, elle était, ou du moins avait été mercenaire. Cela également, vous n'êtes pas tenus de le retenir. De toutes les façons, c'était là une ancienne vie qu'elle-même souhaitait oublier.

Arrachant morceau par morceau son armure rouillée par le sang, elle boitait lentement sur un sentier de campagne qui l'éloignait de... de l'enfer, ni plus ni moins.
Elle combattait - ou, plus convenablement, avait combattu - du côté d'une armée, contre une autre armée. Elle avait été avec des soldats, contre des soldats. Elle-même avait oublié le nom de leurs patries. C'était une guerre entre deux armées, et c'était là tout ce qu'il y avait à savoir.

Son heaume tomba lourdement sur le sol, son visage enfin découvert. Ses yeux marron terne crevés de fatigue, et dans lesquels se repassaient les horreurs qu'elle avait vu, peinaient à se concentrer sur le chemin. Elle titubait plus qu'elle ne marchait, et ne savait même pas dans quelle direction elle allait. Manquant de s'effondrer, elle se résigna à s'asseoir dans l'herbe pour reprendre ses esprits.
Elle décrocha une gourde de sa ceinture pour en boire une gorgée et s'asperger le visage d'un peu d'eau.

L'image du monstre sans couleur lui revint encore, comme un fantôme qui la hanterait. Elle en avait fait, des guerres, et elle en avait vu, des choses horribles ; des enfants pendus par les entrailles de leur propre mère, des paysans empalés dans leurs champs pour en faire des épouvantails - sur lesquels, assez ironiquement, les corbeaux venaient se repaître -, des pillages, viols, massacres, et, même si elle s'en défendait bien, elle avait participé à beaucoup de ces horreurs.
Elle pensait avoir tout vu, tout vécu, mais le carnage sans nom auquel elle avait assisté dépassait de loin toutes ses expériences. Un monstre qui fauchait les vies comme un enfant cueillerait des fleurs pour en faire un bouquet macabre ne pouvait pas venir de ce monde. Pour la première fois de son existence, elle avait fui un combat, et son camp n'avait pas gagné. Personne n'avait gagné. Excepté peut-être la Mort elle-même.

Son corps se remettait peu à peu de ses douleurs, il avait connu bien pire. Son esprit, lui, était encore en miettes.
Elle s'aspergea encore d'une rasade d'eau claire, ravivant son visage endurci par la vie. Ses traits étaient durs, ses joues creusées, son nez déformé par un coup reçu il y a bien longtemps. Le teint hâlé de sa peau était amoché par des dizaines de petites cicatrices, blessures et hématomes bénin, et ses cheveux étaient coupés très courts, à la militaire. Quand elle portait une armure pour cacher ses formes, rien n'indiquait en elle que c'était une femme ; d'autant qu'elle avait travaillé sa voix pour beugler des ordres et des insultes aussi fort que les rustres soldats qu'elle appelait collègues. Encore une fois, qu'elle avait appelé collègues, puisque tous étaient morts sous les faux de la créature, ou en cavale comme elle.

Elle se releva plus facilement, reprenant le chemin vers un avenir de plus en plus incertain. Elle portait sur elle une simple épée courte, une pauvre côte de mailles, assez serrée pour cacher ses formes, sa gourde, sa bourse, et un traumatisme incurable.


Le chemin la mena, après trois bons quarts d'heure de marche et de réflexions, à une sorte de campement militaire fait de tentes blanches, où s'affairaient dedans comme dehors des soldats improvisés en infirmiers. Ils apportaient des bassines d'eau pure et des linges propres, et repartaient avec des bassines de catarrhe et de bile, et avec des draps imbibés de sang.
Les maladies devaient vraiment être sérieuses, par ici.
Lyra hésita un long moment. Elle n'avait pas de drapeau à servir, pas de famille à nourrir, pas de maison où dormir. Sa vie se résumait à se battre pour ceux qui pouvaient la payer. Elle n'était jamais recrutée pour se poser des questions, aussi la situation était-elle complexe. Devait-elle aider ? Ou simplement laisser tomber toutes les tragédies qui se dérouleraient devant elle ?

En fait, le choix ne lui fut pas donné. Des soldats sonnèrent une corne qui lui rappela beaucoup de mauvais souvenirs, et quelques gardes se mirent à courir dans sa direction.
Elle se retourna pour fuir, puis se ravisa. Les gardes n'allaient pas vers elle pour elle, mais pour ce qui arrivait au loin.
Un essaim d'insectes gros comme une tête bourdonnait au loin. Leurs ailes vrombissantes hurlaient comme le martèlement de sabots d'acier sur le sol, leurs carapaces brillaient comme du cuivre. Une sorte de crinière blonde entourait leurs gros yeux uniques en amande verticale, desquels se promenaient sur le camp des regards féroces qui témoignaient d'un appétit évident.

Lyra, qui n'avait pas encore réussi à perdre son instinct de survie, se mit à courir vers les tentes pour trouver refuge. Tous les soldats étaient en panique, et beuglaient dans tous les sens.
"Ils reviennent ! On va tous y passer !!" criaient les uns. "Planquez-vous tous !!" hurlaient les autres.

Elle ne se fit pas prier : elle atteignit en hâte une grande tente de toile blanche, et roula pour se cacher sous une table. Dehors, le ciel s'assombrissait du passage de l'essaim. Ceux qui étaient encore à l'extérieur hurlaient des cris si profondément emplis de douleur que le cœur de Lyra se serra : cela dépassait tout ce qu'elle avait pu connaître. Le vacarme des ailes de ces insectes était insupportable, les gémissements de souffrance des pauvres hères laissés hors des tentes également.
L'ancienne mercenaire était en boule, les mains bouchant ses oreilles, et ses yeux fermés le plus fort possible pour ne pas penser au monstrueuses créatures. La tente suffirait-elle vraiment pour empêcher ces démons d'entrer ? Elle ne voulait même pas y penser.

Le vacarme cessa, ou du moins s'éloigna du campement, n'y laissant que des pleurs et des grincements de dents.

Les Fils SpirituelsWhere stories live. Discover now