Chapitre 12

18 2 0
                                    



Une reine sans couronne. Sa jupette ne couvre que le quart d'une longue paire de jambes. L'effort et l'autorité ont fuselé ses jambes. Elle porte à l'épaule un sac de sport. Je ne tiens rien de cette femme. Elle provient d'ailleurs. Elle est belle, froide, assise sur le temps qui passe comme un fakir est assis sur une planche à clous.

-Viens avec moi, nous allons faire une partie. J'ai besoin de me défouler. Toi aussi.

-Je n'ai pas ma raquette.

-Ne t'inquiète pas pour ta raquette. Viens, Edward. Maintenant.

Je la suis comme un chien, me laissant conduire jusqu'au club de tennis le plus select de la région. Durant le trajet en voiture, j'ose mentionner Priyanka Tagore. Je me fais l'impression d'un pisseux qui bafouille la permission d'inviter une magnifique camarade à son goûter d'anniversaire.

-Elle fera son devoir, Edward. On ne peut pas la forcer à revenir.

La sécheresse du ton frôle le mépris. Devoir ? Revenir ?

-Qu'est-ce que tu as contre elle, mère ? Sa cuisine est succulente.

Catherine éclate de rire, un rire un peu forcé mais qui a son charme.

-Elle est succulente comme d'autres, Edward, comme d'autres. Les gens sont remplaçables.

Les membres du club se mettent sur pause à notre arrivée. Tous ces patriciens et ces patriciennes en cols V, jupettes plissées, blanc virginal se mettent sur pause et braquent leurs orbites sur nous. L'un de ces zouaves aux cheveux blancs agressifs, que j'ai vu plusieurs fois dans le jardin, son cigare au bec entre deux digestifs, s'avance le premier vers ma mère, plaque sa raquette dans le dos, et de sa main libre attrape celle de Catherine pour la lui baiser. Ils échangent quelques badineries. D'autres membres de la Chambre des Représentants et du Sénat se joignent à eux ; il y a aussi dans le lot de prépondérants financiers et quelques rejetons des plus grandes écoles de la nation. Une belle tambouille d'égos, une belle tambouille de comédiens d'une autre race, tous fans de la petite balle jaune. Ma mère, qui n'a pas le même style d'influence que ces politicards et ces gros marchands de tapis, n'en est pas moins la reine du bal.

Ce beau monde en tenue de sport me sert un sourire américain, toutes dents dehors. On me tape sur l'épaule comme si de rien n'était, on trouve matière à plaisanter d'un rien. On cherche à me faire passer pour ce que je ne suis plus : un homme normal. Ma mère somme un grand garçon large d'épaules de me prêter sa raquette. Il s'exécute volontiers. Est-ce que j'ai précisé que je porte encore ma robe de chambre ? Non. Voilà. Je porte encore ma robe de chambre.

Nous quittons le hall d'accueil et allons droit au gazon, ce gazon cher aux joueurs de tennis anglo-saxons. La raquette pèse une tonne dans ma main inexperte. Ma présence en ces lieux est d'une bizarrerie finie. Je n'aime pas le tennis. Dans une autre vie, j'ai sans doute apprécié de trotter après une baballe jaune, mais pas dans celle-ci. C'est un sport de chien. Ma mère veut envoyer un message à tous ces gens, mais lequel ? Il faut compter sur le fils du Maharadjah?

-Est-ce que tu continues d'exercer ton corps, Edward ? Est-ce que tu continues de prendre soin de ta personne ?

-Oui, mère.

Elle m'envoie un service canon dans la gueule pour tout commentaire. Le premier d'une longue et humiliante série. Le court est couvert ; aucune échappatoire vers le ciel. Les gamins des universités nous regardent, ne sachant trop s'ils doivent rire, considérer mon mauvais traitement comme du bizutage ou rester simplement fascinés. Catherine paraît se foutre des regards. Elle me cogne dessus par filet interposé. Sans cette espèce de filet de pêche qui balafre le gazon où mes pieds s'entrechoquent, je serais mort. L'orgueil, quelques fois, soulève ma raquette. Il y a deux façons de voir un homme masqué ; c'est un rebelle qui se moque ou un puceau qui se cache. Je ne suis pas le premier prototype. Tout ce qui a fait mon ancien courage, mon ancienne ténacité, mon ancien goût du risque a disparu.

Les Albright pétrissent le monde avec les parents de ses morveux pleins de mèches sur le front, et ses morveux pétriront le monde car tous les gens d'influence sont des potiers, des potiers d'âmes, des potiers de civilisation. Ses morveux des grandes écoles, des fraternités braillardes, des groupuscules pensifs, demeurent peut-être la dernière chance de l'Occident de se maintenir au-devant du monde. Ils mâchent leur chewing-gum comme ils mâcheront ce putain de siècle.

Et moi, pendant que ma mère m'inflige une déculottée, je n'ose pas ôter cette saloperie blanche et inexpressive. Ce masque. Moi, je n'ai jamais appartenu à leur maison de potiers. Je suis Autre. Angelina Panettiere est mon lien à eux, mon ticket vers eux. Je n'ai pas d'amis, je suis un journaliste intègre. Ce que j'ai découvert des parents de ces enfants-là avant mon accident ne me conduira jamais dans leurs bras, dans leur club. Jamais ! J'ai bien failli tout dire à Priyanka Tagore. J'ai bien failli parler et me compromettre. Mais Priyanka a d'autres chats à fouetter que mes silences de diva. Elle est veuve maintenant.

Ma mère quitte le court de tennis sans crier gare. Je la suis comme chien jusqu'aux vestiaires, aux douches. Je sais ce qu'elle a, je connais l'origine de sa rage. Parfaite petite doctoresse avec son masque chirurgicale sur la bouche. Ne rien laisser paraître. Faire et se taire. Passer à l'opération suivante. Mais j'ai regardé sous le masque. Je suis dans le secret. On m'y a admis. Nos chemins se séparent à la croisée des vestiaires. Mon vestiaire est vide. Ma sueur me tient compagnie.

J'attends un laps de temps calculé avant de quitter le vestiaire sans même me débarrasser de ma robe de chambre. Je me dirige consciemment vers la zone féminine. La mélodie de l'eau me fait presque tituber. Qu'est-ce que je risque vraiment à m'aventurer ici, un blâme ? Les douches, pour mon plus grand bonheur, ne résonnent d'aucun éclat de voix, d'aucun rire, d'aucun chant. L'eau seule exprime son existence. C'est miraculeux. Il n y a qu'elle à surprendre. Elle. Le monde entier, le monde autour n'existe pas.

J'ouvre la porte des douches. Je tiens cette femme par le chantage comme elle me tient par le chantage. Nous sommes sur le même plan de diablerie, elle et moi. Alors, à quoi bon jouer les vicieux et ne passer que ma tête par l'entrebâillement de la porte ? Je me montre sans timidité. D'une certaine façon, je me venge de la punition infligée sur le court de tennis. Et puis, merde ! Epier les gens, c'est mon putain de métier. La nudité de ma mère est exceptionnelle. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now