Chapitre 4

19 1 0
                                    



Tout ceci est consigné dans mon carnet à dessins. Je ne dessine plus, j'écris. Un pressentiment me pousse à écrire. En cas de merde, l'écriture surnagera à la surface des chiottes. Je ne suis pas aussi doué que d'autres mais ça fera l'affaire. Je ne suis pas là pour concurrencer la Bible. Putain ! Je voudrais dormir et baiser en même temps. Mais j'ai du travail.

Soyons clair : je ne suis pas un feignant. Mes employeurs ont toujours pu compter sur ma réactivité et mon goût du risque ; il fallait être là et j'y étais mais là... c'est encore différent. Ce travail réclame plus de personnalité, plus d'efforts de ma part. Dormir peut devenir une détestable habitude. Avant, la question du sommeil ne se posait même pas. Ma sécurité dépendait de mon courage à veiller, nuit après jour et jour après nuit. L'accident a tout bouleversé. Je vais devoir tout réapprendre. Manger, marcher, penser. Les visions les plus bizarres envahissent ma tête. J'ai peur évidemment ! Ne plus avoir de responsabilité, être une larve, rester une larve. Ne plus me mêler au monde. Pourquoi pas après tout ?

Mais j'ai aussi envie de baiser le monde par tous ses vieux trous. Lui faire savoir que je peux le pilonner et le pilonner et le pilonner encore ! Relater l'information est une noble carrière, porter le thermomètre du monde à la bouche de tous ces crétins, ok, je vous l'accorde, c'est beau. Mais devenir une force, un pilon, un faiseur... c'est mieux. Les Albright sont des faiseurs : papa et maman ! Je les admire malgré ce qu'ils me font subir. Ce sont des gens d'action. Bon, il y a action et il y a action, mais dans le fond, qu'est-ce qu'on préfère ? Un Hitler qui agit mal ou un cul-de-jatte qui n'agit pas ? Au moins, Hitler suscite une réaction, une contrattaque, un spasme de révolte. C'est pas mal ça spasme de révolte. Papa et maman sont des gens d'action, l'action est toujours préférable à l'inaction, il faut que je me mette ça dans le crâne. Les visions les plus bizarres envahissent ma tête.

Je n'ai presque plus jamais faim. Mes vieux voudraient me voir prendre du poids et sculpter mon corps. Ils pensent à l'Apollon du Belvédère. Pour l'instant, je suis maigre. Je cours la nuit, dans la forêt. Courir la nuit dans la forêt est ma seule occasion de sortir de la chambre, ma seule occasion de sortir de la propriété. Mes vieux ne badinent pas avec cette règle. Il ne faut pas sortir.

Je ne retire mon masque devant personne, exceptée maman, excepté papa. 

Les domestiques hantent la maison pour y remplir leur fonction. Il m'est arrivé de croiser ces deux femmes à l'étage où je suis assigné à résidence, ces deux femmes rustaudes. Je les ai vues frémir de peur et me saluer comme si j'étais une sorte de zombie en robe de chambre. J'ai mes chiottes à l'étage. J'ai croisé des cuisinières particulières, celles dont la finesse d'esprit équivaut à de la choucroute et qui attendent cachées à l'angle du couloir. Est-ce qu'il va sortir de sa chambre sans son masque et prendre le plateau repas posé sur le pas de la porte ? Il ne va quand même pas manger avec son masque sur le pif, non ! Comment il est, comment il est, comment il est derrière ce masque ? On voudrait bien le savoir et en même temps... La dernière cuisinière en date a beuglé si fort quand je lui ai mis la main sur l'épaule que ma mère, rentrée plus tôt ce jour-là, l'a congédiée sur-le-champ. La règle est pourtant simple. On dépose le plateau sur le pas de ma porte, on baisse la tête et on s'en va. On toque une fois, deux fois, trois fois pour annoncer le moment de la journée, on ne parle pas à travers la porte, on ne cherche pas à me voir. On s'en va.  De quoi rendre malade de curiosité toutes ces petites folles. 

Je soupçonne mes vieux de prendre un malin plaisir à exciter le fantasme populaire. Ils aiment le secret. Leurs recherches scientifiques sont un secret et ils ont fait de moi, leur fils unique, la cible des commérages. Le Golden Boy du journalisme horriblement défiguré dans un malheureux accident de voiture. Le fantôme de l'Opéra retourne vivre chez ses parents ! Le petit prince de la presse dont tout le monde parle ! Les Albright ont ramené au nid leur grand garçon et travaillent d'arrache-pied à  lui restructurer le visage. On connaît leur amour pour les grandes causes humanitaires même s'ils n'en font aucun étalage. Les voilà donc confrontés à la plus grande épreuve de leur vie : refaire le bonheur de leur fils ! Peuvent-ils réussir ? Le magazine Our Lives n'a pas manqué d'inclure sa voix singulière au soutien généralisé de la presse. Je travaillais à Our Lives. Disciple de Woodward et Bernstein. Fouille-merde magnifique. Un rapporteur aux oreilles de fennec. Les paparazzis ont tenté de violer le seuil de notre propriété. Pas longtemps. Regain de superstition peut-être. On laisse tranquilles les Albright. On laisse tranquille Angelina, ma fiancée, qui de toute manière est trop irréprochable pour taquiner l'intérêt des chacals.

Angelina vient de temps en temps me lire le journal. Elle vient de temps en temps me parler de choses banales de sa voix grave et sèche. C'est la plus belle fille de la région, de l'état et peut-être même de tout le continent américain. Quand elle vient me voir dans ma chambre, je n'en crois toujours pas mes yeux. C'est ma nana, mais elle n'ose pas me toucher. Moi, je reste immobile. Elle ne me demande pas de retirer mon masque. Je la vois qui cherche à me deviner, par éclairs, sans jamais me regarder bien en face. Je meurs d'envie de la serrer contre moi, de m'assoir sur le bord du lit et de poser ma tête entre ses seins. Je ne peux même pas lui adresser la parole ! Ma voix n'est plus ce qu'elle était. Rien n'est plus à sa place. Quand elle s'en va, je me masturbe comme un possédé. Je suis dingue d'elle. 

DéfiguréWhere stories live. Discover now