Parfois j'ai cette impression d'être mort intérieurement, inerte comme si rien ne pouvait m'atteindre ou me faire tressaillir. Et je me contente d'exister, en faisant abstraction du dioxygène qui emplit chaque fois mes poumons, mais qui ne m'a toujours pas ranimé, rendu vivant. Peut-être étais-je une fleur flétrie avant même d'éclore finalement ?

J'ai compris en regardant les années passer, que je ne pourrai rien y changer. Une vague d'espérance s'est emparée de moi à mes quinze ans, me laissant penser qu'il y avait forcément un antidote, car après tout, ma vie ne pouvait pas se résumer à cela, à cette fatalité injustement attitrée, pas vrai ? Et puis elle s'est délaissée de moi, me laissant seul face à ces explications scientifiques qui me disaient que j'étais condamné à demeurer cette statue de marbre.

Il est aux environs de dix-neuf heures lorsque je me prépare pour aller au Classic Shoes, une petite boutique de mocassins, dans laquelle je travaille en tant que vendeur depuis plusieurs mois. L'ambiance y est chaleureuse, la luminosité assez chaude pour tamiser mes traits âpres et rudes. C'est le seul endroit où j'arrive à oublier durant un court instant, la froideur que je dégage.

Le son familier de la sonnette à l'entrée retentit et avertit de ma présence. Un des vendeurs me salue d'un signe de main, avant que je n'aperçoive Mr.Elthon, vêtu d'un costume gris qui élance sa carrure déjà imposante. Il semble rajeuni d'une décennie. Sa chevelure poivre et sel tirée en arrière fait ressortir la couleur azure de son regard, et je ne peux nier le fait que cela fasse de mon patron un homme extrêmement chic.

- Bonjour Ethan, comment vas tu aujourd'hui ?

Sa voix mielleuse, s'accompagne d'un sourire bienveillant. J'essaie d'en faire de même. J'entrouvre les lèvres et montre mes dents comme les acteurs le font dans les films, mais malgré mes efforts, je sais que ça ressemble plus à une grimace qu'à un sourire sincère.

- Bien et vous ?Demandé -je poliment.

Il me sourit de plus bel et me tapote l'épaule, de la même manière que le ferait un ami, si j'en avais un.

- Tu sais bien que j'ai toujours la pêche mon grand, il saute sur place pour renforcer ses paroles. Allez ! File te préparer, on a tout un rayon à réorganiser.

Je hoche la tête de haut en bas, et vais enfiler mon t-shirt à l'effigie du magasin. Ce haut rouge qui me fait passer du garçon indifférent et insociable, au simple vendeur qui se doit d'exécuter les tâches qu'on lui demande. J'oublie que je n'ai pas de cœur. Ce soir je suis payé pour rendre heureux la clientèle.

...

La nuit est complètement tombée lorsque je quitte la boutique. Le paysage terne se familiarise avec ma morosité jusqu'à ne faire qu'un. Seule la lumière vacillante des lampadaires m'aident à reconnaître distinctement le chemin que j'emprunte pour rentrer chez moi. Comme souvent à Seattle, il pleut. Et ce soir ne fait pas exception à la règle, le visage tourné vers le sol, je peux sentir les gouttes de pluie s'écraser une à une sur ma nuque. L'averse s'infiltre dans mes baskets, et vêtement humides qui désormais me collent à la peau. Toutes ces petites choses qui pourraient en déranger plus d'un, moi, me laissent indifférent. Sans capuche, ni parapluie, je continue de marcher le dos voûté et les mains dans les poches de ma veste en jean. Je place un pied devant l'autre de manière mécanique, pareil à un robot, et en profite pour lire les tags présents sur le trottoir : des smileys, des noms et des dates significatives. Bientôt la pluie les effacera comme s'ils n'avaient jamais existé, comme si jamais personne n'avait pris la peine de les inscrire à cet endroit précis. Je me demande si elle a aussi le pouvoir de faire disparaître les personnes comme si elles n'avaient jamais vu le jour. Si c'est le cas, ma disparition ne dérangerait personne. Ce n'est pas comme si ça me faisait quelque chose de toute façon.

Un freinage d'urgence se fait entendre à ma gauche. C'est en relevant la tête, que je réalise être en plein milieu d'une route. Concentré sur mes pauvres pensées, je n'ai pas fait attention au feu. En croisant le regard de la conductrice, je m'oblige à la remercier d'un signe de la main. Merci de ne pas m'avoir écrasé, non en fait si tu m'avais écrasé je ne t'en aurais pas voulu. La jeune femme me laisse passer et tente de reprendre ses esprits, tandis que la fille à sa droite me lance des regards assassins. Elle agite même ses deux bras en l'air, pour me faire comprendre que je suis complètement barge de ne pas regarder avant de traverser. Enfin... Peut-être que c'est un garçon, le manque de luminosité ne m'aide pas vraiment. Je continue mon parcours de manière détachée comme si cet incident n'avait pas failli jouer sur ma vie. Quant à la voiture bleue, elle disparait aussi vite qu'elle est arrivée.

Je contourne un parc, passe sous de nombreux arbres agités, et en reconnaissant l'allée de ma maison, de nombreux questionnements apparaissent dans mon esprit. Des questions habituelles qui surviennent chaque soir en rentrant du travail, mais pour lesquelles je ne suis jamais certain de la réponse. Sera-t-il sobre comparé à hier, ou aura-il encore une fois choisi de fuir la réalité ?

Je n'en sais rien, peut-être n'y a t-il aucun intérêt à le savoir. Après tout, c'est sa vie et ce sont ses choix. Peut-être que sa réaction est la bonne, peut être que n'importe qui de normalement constitué aurait préféré abandonner. Peut-être suis-je le seul qui continue sa routine comme si rien ne s'était jamais produit ? Ouais, c'est sans doute moi l'intrus dans cette histoire...

A peine arrivé au bout du couloir, j'aperçois mon père entouré de son ivresse. Je m'arrête et l'observe en silence. Voilà le spectacle qu'il m'offre depuis des années maintenant ; avachi dans son fauteuil en cuir, les jambes écartées et les mains pendantes dans le vide. La télévision est allumée inutilement et éclaire tout juste assez son visage ; ses yeux sont fermés et sa bouche entrouverte laisse passer de faibles ronflements. Je me demande ce qu'il ressent à présent, se sent-il bien et loin de tout, ou est-il en train de revivre en boucle sa mort ? Revit-il son enterrement comme il m'arrive de le faire la nuit ? Je ne sais pas.

Ce que je sais par contre, c'est que depuis que Maman nous a quitté, il est berné dans un déni qui l'empêche d'avancer. Il a sombré peu à peu dans cette marée si profondément, qu'il en a oublié la présence de son fils à la surface. Mais je ne peux pas lui en vouloir, que pourrais-je lui apporter de plus ? De l'amour dites-vous ? À quoi bon, je ne ressens rien.

Je m'empare de la télécommande et éteins la télévision. Certaines des bouteilles d'alcool qui l'entourent tombent sous mes pas maladroits, mais le vacarme que cela produit ne suffit pas à le réveiller. Je me demande même s'il se réveillera un jour. Je laisse son corps inerte dans le salon, plongé dans l'obscurité la plus totale et rejoins ma chambre.

Qualifier cette pièce de « chambre » sonne presque ironique quand j'y pense. C'est simple, elle me représente à la perfection. Nous sommes tous les deux vides et sans histoire. Les murs sont dépourvus de couleurs, et les posters et décorations que l'on pourrait retrouver dans des pièces similaires, n'apparaissent nulle part dans la mienne. Je n'ai qu'un lit beaucoup trop grand pour moi, qu'une armoire contenant trop d'espace pour le peu que j'ai à y mettre, et un simple bureau rempli de livres de sciences.

C'est mon espace, celui où j'ai grandi. Celui qui reflète mes goûts et mes envies. Celui qui reflète mes rêves et mes ambitions. A savoir ; rien. Cette pièce illustre parfaitement l'anormalité que je suis. Une personne sans vie, et sans espoir.

Insensible (terminée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant