Divide ut Imperes

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« Putain ! Je cherche en urgence un serrurier dans le 17ème, aide-moi !

— Pour la putain, je ne peux rien faire, Tessy. Pour le reste, un de nos partenaires devrait t'aider, voici son site.

— Merci Google, tu me sauves la vie... »

Dans un bâtiment autrefois étincelant de verre et d'acier, au premier étage, une équipe épuisée s'entasse derrière de nombreux écrans affichant diverses statistiques. C'était un open-space miteux, où le café tiède coulait à flots, et où les crises d'angoisse n'étaient pas rares. À un bureau jouxtant les WC communs, une opératrice, les yeux rivés sur son ordinateur, retient sa respiration. À des kilomètres de là, Tessy clique sur un encadré vert.

« MERDE ! Jim, JIM ?! On a encore une fuite d'Adwords sur la requête du client serrurier à Paris...

— MAIS C'EST PAS VRAI !! »

Le dénommé Jim donne un coup de pied rageur dans la poubelle électrique, et se précipite contre la baie vitrée pour y taper sa tête à grands coups. L'open-space est silencieux. Tétanisé. Moins par la réaction de Jim – bien trop habituelle ces derniers temps – que par cette nouvelle défaite. L'homme arrête son manège quand il sent poindre un mal de crâne plus dérangeant encore que cette histoire. Il scrute le paysage qui s'offre à lui derrière les vitres encrassées par le temps. La ville est grise, de grands immeubles s'élèvent vers le ciel comme pour s'échapper d'une vie misérable. Dehors, pas un seul badaud, tout le monde reste rivé face aux écrans, véritables mamelles d'une économie entièrement numérique. Ce n'est pas dans cette vue apocalyptique que Jim trouvera la réponse à son problème. Il se tourne vers son équipe, l'œil hagard, ne sachant pas quoi dire. Avec le temps, la certitude que leur combat peut être remporté s'envole. Elle s'enfuit à chaque clic malheureux d'internaute. Et dans les yeux de ses confrères, il ne voit plus depuis longtemps la flamme de l'espérance. Si l'on excepte l'éternelle petite stagiaire.

Cela fait dix ans maintenant que Cécile a été prise à cet étage. Dix ans qu'elle abat le même travail que les autres, tout en servant le café. Et malgré l'ineffable vérité, Cécile croit encore qu'elle sera prise en contrat réel. Mais cette petite – de bientôt 35 ans – a toujours en tête des théories utopistes et fumeuses. Ce qui a le don d'agacer prodigieusement Jim. Aujourd'hui, elle en remettra une couche, à un moment qui n'est pas propice pourtant. Avant même qu'elle ne puisse ouvrir la bouche, frétillante et hésitante quant à la façon dont elle va tourner son inlassable question, le téléphone du manager sonne. L'open-space entier retient sa respiration, les visages deviennent écarlates, les palpitants s'emballent.

Jim jette un œil à l'écran de son smartphone, et pâlit brusquement. « C'est lui... » Souffle-t-il à une assistance qui le redoutait grandement. Il décroche, et c'est une longue série d'onomatopées qu'il produira. Ses collègues observent chaque signe d'abattement qui filtre de leur manager. Les épaules s'affaissent, la tête suit le même chemin, et la langue humecte les lèvres devenues sèches sous la sentence. Jim termine sa conversation, et soupire. C'est un gémissement plaintif qui s'élève, digne d'un râle d'agonie. Oh-oh, ça sent vraiment pas bon.

« Il jette l'éponge. » Annonce-t-il d'une voix lugubre. « Il a décidé de mettre la clef sous la porte. »

Et voilà, encore un client qui s'efface. Cela fait des années que cela arrive, et il ne se passe plus un jour sans que l'équipe de SEO assiste à ça. Cela fait bien longtemps qu'ils travaillent moins pour gagner de l'argent que par conviction. Ces hommes et ces femmes survivent grâce aux quelques aliments qu'ils troquent avec d'autres immeubles. Certainement pas grâce à leur fuite de CA. Et ce n'est pas cela qu'ils visent. Ce qu'ils veulent, c'est l'équilibre du Web. Et cet équilibre a été rompu au début du dernier siècle, lorsque Google créa l'intelligence artificielle ultime.

[Nouvelle] Divide ut ImperesWhere stories live. Discover now