Chapitre 3 (1)

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"L'adversité sans doute est un grand maître, mais il faut payer cher ses leçons, et souvent le profit qu'on en retire ne vaut pas le prix qu'elles ont coûté."

Jean-Jaques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire

Owen Baner frotta ses mains abîmées l'une contre l'autre pour les réchauffer, les journées avaient beau s'être adoucies, les nuits de mai n'en demeuraient pas moins fraîches et humides. Comme avant une averse, le ciel obscur était gonflé de nuages noirs, à l'image du coton qui aurait pourri à cause des relents âcre des eaux vaseuses de la Tamise tandis que des effluves de fer et de cheval mouillé flottaient dans l'air.

Cette nuit de mai éveilla de lointains souvenirs dans la mémoire de l'Écossais. Il se souvenait de la première fois qu'il avait mis les pieds à Londres ; sa famille avait abandonné terre et ferme délabrées pour venir jusqu'en Angleterre dans l'espoir de fuir la misère accablante pour de pauvres fermiers des Highlands. Sa première nuit dans la ville grise avait vaguement ressemblé à celle-ci.

Une brise légère effleura le visage balafré de Baner qui arrangea sa casquette, les paupières alourdies par la fatigue. Entre son travail pénible dans les docks le jour, et ses missions de surveillances accablantes la nuit, il ressentait de plus en plus vivement les assauts de la fatigue. Après tout, cela faisait presque de deux ans qu'il avait tenté de redonner un peu d'ordre à sa vie ; et alors qu'il y parvenait enfin, qu'il posait les fondations d'une vie nouvelle, tranquille et bien rangée, voilà que cet Irlandais de malheur ressurgissait dans sa vie comme un beau diable !

Leur rencontre n'avait été qu'un hasard, depuis que le bruit courrait qu'il avait quitté l'Angleterre, presque plus personne ne s'était soucié de lui. Certains avaient même dit qu'il était mort... Baner n'y avait jamais cru. Si William avait bien un truc dans le sang : c'était la survie. Peu importe les difficultés, il s'en sortait toujours et ça, bon sang ça fascinait Baner ! Il avait entrepris des recherches lorsqu'il avait eu vent de son retour. La curiosité avait poussé l'Écossais à en avoir le cœur net, ou bien était-ce le souvenir de son amitié avec le jeune homme ? S'il était bien question de cela, Baner ne voulait pas en entendre parler.

Quoi qu'il en soit, le jeune abrutit au sourire espiègle avait une fois de plus réussi à le faire céder. En même temps c'était de sa faute, pourquoi diable lui avait-il donné l'occasion de le mener à la baguette ? Il eut une vision de lui-même, recroquevillé sur le toit délabré d'une maison en train d'espionner un magasin de pompes funèbres pour surveiller une pauvre bohémienne dont il n'avait que faire. Ah ! Si seulement il gagnait assez d'argent pour offrir à Blandine le mariage de ses rêves...

Mais non. À vouloir devenir un type bien, il se retrouvait à faire la gouvernante pour le compte d'un sale gamin arrogant qui, il en était sûr, devait prendre un malin plaisir à employer son ami à une tâche si ingrate.

-          Deamhan... Tha mi gad fhulang William O'Brien*... siffla Baner entre ses dents.

Alors qu'il imaginait mille et une façons plus douces les unes que les autres de se débarrasser du jeune Irlandais, du mouvement attira son attention.

En contre-bas, une silhouette essayait de forcer la porte de derrière pour pénétrer dans le vieux magasin. Baner comprit immédiatement qu'il ne s'agissait pas d'un quelconque vagabond pouilleux et entrepris de l'arrêter avant que le malfaiteur s'en prenne à sa protégée. Il descendit par la trappe qu'il avait utilisée pour grimper sur le toit et dévala les escaliers de la petite maison, la concierge ne dirait rien, elle connaissait Baner mieux que personne et il lui avait tant rendu service qu'elle préférait fermer les yeux sur ses activités de noctambule. Quand il sortit l'individu avait réussi à forcer la vieille porte de derrière et s'était introduit dans le magasin.

Les Chroniques Infernales - Le Prince des AbîmesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant