Un homme très, très intelligent

Depuis le début
                                    

Le noiraud s'est mis à chanter dans une langue inconnue, très rugueuse. La mélodie était martiale, et les mots comme des rochers écrasés. 

- « Quelle est cette langue ? 

- La noire-langue. Celle des travailleurs. Et des gars comme nous.

- Les Osmanliens ?

- Les Melanassi. Mais Osmanlie c'est pas faux. C'est venu après. »

Encore une langue que j'aimerais apprendre. 

- « Que raconte votre chant ?

- Il explique la joie que nous avons de travailler à l'air libre. À observer les plantes, à se faire réchauffer par le soleil.

- Vraiment ? On aurait dit plutôt un truc genre « allons écarteler nos ennemis », railla Julia.

- J'aime les plantes. Je les connais toutes. Sauf une, et d'ailleurs Msieu le Sénéchal, c'est une sacrée coincidence. Figurez-vous que ce matin je tombe sur une plante inconnue. Jamais vue avant ! Et voilà que je vois sa feuille à votre chapeau ! »

Je n'arrive pas à y croire. Il  a vu une automnale...il mourra demain. J'étais décomposé, et il s'arrêta de chanter, pensant qu'il me dérangeait. 

Nous approchions d'une grande bâtisse à étage, avec une porte sculptée. Ça suintait la richesse.

Je demande au Melanassi :

- « Dites moi mon ami, qu'est ce que vous aimez le plus dans la vie ? 

- Et bien j'aime la nature. J'aime dormir. Et j'aime les beignets. J'adore les beignets. Je m'appelle Corekciler, et ça veut dire « Beignet » en Osmanlien. Mais vous pouvez m'appeler Corek. 

- Et bien Corek, la journée est belle, vous savez. Je pense que vous devriez manger des beignets. Autant que vous voudrez. »

Deux hommes en armes, et quelles armes : arbalètes, lances, armures, attendaient devant la porte. Corek m'annonce, et deux jolies filles au teint sombre me guident dans une vieille maison décorée avec de l'or, beaucoup trop pour la région. Il y a un homme armé par pièce : parfois un Melanassi, parfois un homme.

On me guide sur une terrasse qui donne sur la montagne, qui m'éblouit à nouveau. 

Sur la terrasse, un grand tapis finement tissé est étalé. Un vieil homme, disons la cinquantaine, m'attend. Il une crinière rousse, ou plutôt rouge et orange telle qu'on en voit dans les dessins, et cette crinière descend dans son dos jusqu'à ses genoux. Ses yeux brillent comme une eau sous le soleil, et sa voix est liquide comme cette eau. C'est Caldera.

- « Asseyez-vous, visiteur. Ma maison est votre maison. 

- Je suis votre hôte et vous êtes le mien.  ai-je répondu par la formule habituelle comme on le fait en Aqabah.

Je m'assois sur mes talons selon les manières de l'Amasya. Julia se tient farouchement debout. On me sert des beignets de safran.

- « Vous êtes raffiné. Et notre nouveau sénéchal ?

- Juste un bailli de campagne. Mon nom est Ordo.

- Sans sa broche ?

- Je l'ai donnée à Corekciler, votre frère, pour qu'il puisse s'acheter au village autant de beignets que pourra contenir son ventre. »

Des sourires éclatent de partout, sauf chez le Lynassi.

- « Pourquoi ?

- Je vous en parlerai en dernier. En attendant, parlez-moi de vous.

- Pourquoi ?

- Julia m'a dit que vous étiez un homme puissant et craint. Que vous faites la loi ici. Elle pense que vous avez tué le Sénéchal et l'envoyé d'Arance. »

Julia met sa main devant sa bouche. Les hommes de Caldera mettent la main sur leurs armes.

- « Et si c'était vrai, que feriez vous ? demande le Lynassi l'air de rien.

- Je ne vais rien faire pendant deux jours. Je veux comprendre la situation. Et puis après, je vous ferai part de mes décisions. On m'a dit que les Lynassi savaient convaincre. Alors, Seigneur Caldera, parlez moi. Convainquez moi que tout va pour le mieux ici. 

- Vous avez vu la Montagne ?

- Difficile de l'ignorer.

- Oui. Elle est magnifique. Elle est sacrée. Je suis né ici, Ordo. D'une mère échappée d'un harem  d'Aqabah et d'un père qui fuyait la déroute de l'ancien Khan. Ce manoir est à ma famille. Ces serfs sont mes protégés. Nous sommes dans un lieu, Ordo, qui a des traditions qui remontent à la nuit des temps. Nous vivons en paix, en harmonie, et nous n'avons pas envie d'autre chose que la paix. 

- Sages paroles. J'imagine que le Seigneur Du Rideau veut aussi cette paix.

- Ce village, la Montagne...nous sommes au carrefour de quatre pays. Le pays des montagnes, vide de civilisation. L'Osmanlie. Varna. Et Aria. Aujourd'hui c'est Aria qui a la mainmise sur ce village...jusqu'à quand ? On est loin de tout. On est pratiquement indépendants. Avec le Parcoul, on peut défendre cette position. 

- C'est pour ça que vous avez détruit le pont ! » s'exclame Julia.

Caldera la fusille du regard. Je fais de même.

- « Admettons quand même que le royaume d'Aria s'étende jusqu'ici. On peut s'entendre ? essayais-je de négocier.

- C'est possible ! s'exclame Caldera en tapant dans ses mains. Il y a trois points soucieux. D'abord, Aria veut faire travailler les femmes aux champs. Je ne veux pas.

- Ça fait deux fois plus de mains au labeur pour tout autant de bouches.

- Les femmes ne doivent pas travailler et rester au foyer. Après on a des déviantes comme cette Julia. Deuxième point, Aria veut une statue d'Ina dans chaque village. Pas chez nous. Nous vénérons le Dieu Invisible. 

- Je ne vous comprends pas. Les dieux sont souvent silencieux, mais Ina, déesse de la guérison, écoute tout le monde. 

- Si je suis malade, je vais au sud voir la sorcière Xa ! Elle, elle sait guérir ! Et pour de bon ! Le Dieu invisible est le dieu de cette Montagne, et c'est le dieu des sorciers ! Passons. Le troisième point est le plus important. Nous ne livrerons plus de fer à Arance. C'est un marché stupide : on livre du fer et ils nous donnent de la nourriture. Alors que nous pourrions avoir notre nourriture et notre fer - que nous vendrions au lieu de l'échanger.

- Oui, à l'Osmanlie, j'imagine.

- Ce sont les plus offrants. Alors, oui, c'est de la trahison, selon votre vision stupide. Vous comptez me pendre ? »

Les trois gardes du corps, armés et immenses, ont éclaté de rire.

J'ai attendu que leur rire cesse, en mangeant un délicieux beignet.

- « Je vous l'ai dit. Je donnerai ma réponse dans deux jours. 

- Nous nous sommes tout dit. Pourquoi deux jours ? demanda curieusement Caldera.

- Cette feuille, sur mon chapeau, c'est une automnale. Corekciler m'a dit qu'il en avait vu un plan ce matin. Vous savez ce qu'est l'automnale n'est-ce-pas ? Oui...je vous vois pâlir. 

- Tu mens, infâme bouffon.

- Je jure par le fleuve des morts que tout est vrai. Ces deux jours ne sont pas pour moi. Ils sont pour vous. Un jour pour profiter de votre frère, un jour pour le pleurer. »

Le livre des petites magiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant