8 : Que survienne le crépuscule

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La jeune femme remua, le masque paisible qui ornait ses traits troublé quelques secondes durant. Godwin sentit son cœur s'alourdir. Elle ne devait pas apprendre ce qu'il avait fait. Il ne pouvait pas lui donner une raison supplémentaire de le haïr.

Et qu'en était-il de cette histoire de chaînes rompues ? Sa gorge se noua. Eldrid était liée à lui. Il se refusait de la perdre. Il ne laisserait pas les barbares la lui arracher. Le soldat saxon éprouva tout à coup le désir intense de la sentir contre lui, de la retenir pour qu'elle ne s'échappe pas. Ses doigts s'approchèrent de son épaule, saillant sous les draps. Il avait besoin de la serrer contre son cœur, besoin de lui faire ressentir tout ce que lui ressentait. Il l'aimait — il l'aimait, et elle ne lui rendrait jamais son amour.

Les yeux d'Eldrid s'ouvrirent, et Godwin laissa retomber sa main, ensevelissant sous une froideur calculée le feu qui avait un instant brûlé en lui.

— Bien dormi ? s'enquit-il d'une voix égale pour combler le silence qui s'installait.

— Non, répliqua-t-elle en se levant.

Elle fit quelques pas, ses bras resserrés autour de sa taille. Dans la lueur blafarde de l'aube, elle semblait tout à coup livide et frêle.

— Qu'as-tu ?

Elle prit une profonde respiration.

— Je ne suis pas à ma place ici.

— Si c'est à cause de ce qu'il s'est passé au village...

— En effet. Ils ne me voient que comme une ennemie.

— Si tu arrêtais de te comporter comme tel...

Le regard noir qu'elle lui lança le coupa dans sa phrase.

— Je me comporte tout à fait normalement, articula-t-elle d'une voix tremblante. Je ne fais rien de mal ! Pourquoi personne, pas même toi, n'arrive-t-il à me voir autrement qu'en barbare ?

— Cela te dérange-t-il vraiment ?

— Là n'est pas la question ! Comment suis-je censée m'intégrer si...

— Il leur faut quelqu'un sur qui rejeter les maux qu'ils craignent. Tu comprends ? Tu es la cible idéale.

Elle ferma les yeux. Godwin s'approcha de son glaive, dans un geste instinctif.

— Laisse-moi partir, souffla-t-elle.

— Pour aller où ? Chez les barbares ? Tu seras une saxonne à leurs yeux.

Il la vit tressaillir.

— C'est faux, murmura-t-elle.

— Tu sais bien que j'ai raison, Eldrid.

— Tu ne sais pas ce que cela fait.

— Pardon ?

Elle s'avança vers lui, ses traits ravagés par une rage profonde.

— Toute ma vie n'est qu'une succession de décisions auxquelles je n'ai jamais pu prendre part. J'ai été enlevée par des barbares, enchaînée, réduite en esclavage, mais ce n'est pas ça le pire, Godwin. On m'a fait devenir une thraell, on m'a laissé croire que j'étais devenue une femme du Nord, que je faisais partie du clan d'Erling Bjarnason. Et puis, on massacre ceux que j'avais fini par considérer comme les miens. On me considère à nouveau comme une saxonne. Et lorsque je ne satisfais pas aux attentes, à tes attentes, Godwin, on m'emprisonne comme une ennemie, sans la moindre considération. Puis je me retrouve forcée d'épouser un homme dont je ne sais rien, un homme responsable de la mort de tout ce qui comptait pour moi en ce monde.

— Eldrid...

— Je n'ai pas fini, siffla-t-elle en agrippant ses épaules. Personne ne m'a jamais laissé le choix, Godwin. J'essaie de survivre, depuis des années. J'essaie de comprendre si je suis saxonne ou danoise. Et on m'apprend que je ne suis ni l'une ni l'autre, que ma place n'est nulle part. Même ça, je n'ai pas le droit de le décider !

La jeune femme était si proche qu'il pouvait voir la moindre nuance de son regard empli de larmes. Un regard d'animal blessé.

— Eldrid, répéta-t-il.

Il aurait voulu parler, mais il ne trouva rien à dire. Elle avait mal, et elle avait raison. Mais il n'avait rien à lui offrir, hormis du silence.

Alors il attira Eldrid contre lui, pressant ses bras autour de son corps. Elle ne lui rendit pas son étreinte, mais peu lui importait.

— Je ne laisserai plus personne te faire du mal, que tu sois saxonne ou non.

Il sentit la jeune femme se raidir. Godwin savait que ce n'était pas là les mots qu'elle désirait entendre. Mais lui non plus n'avait pas le choix.

***

Erling Bjarnason se glissa entre les masures endormies. La nuit était tombée depuis de longues heures. Eardulf l'avait fait débarquer dans un port d'importance : là, l'homme du Nord avait attendu jusqu'à ce que le crépuscule survienne.

Il s'empara d'une torche qui éclairait la place de la ville. Tandis que le feu illuminait l'épée qu'il avait tirée, il chassa le doute qui l'envahissait. En temps de guerre, il n'y avait de place que pour les certitudes. Sveinn refusait d'attaquer, alors même que ses troupes étaient prêtes. La trêve devait être rompue, et il s'en chargerait. Ils devaient attaquer les saxons, maintenant. Frapper fort, lorsque l'ennemi était encore au plus faible. Venger les siens tant qu'il était encore temps.

Il se glissa dans une habitation, répandant le feu et le sang de ceux qui lui résistaient. Encore, et encore, et encore. Chaque flamme qui embrasait les ténèbres, chaque coup porté, chaque hurlement fendant la nuit, emplissait le calice amer de sa haine. Il devait venger les siens. Plus rien d'autre ne comptait que la folie ardente qui s'était emparée de lui.

Et pendant qu'il s'enfuyait dans la lande anglo-saxonne, loin des flammes et des cris, un sentiment étrange montait en lui.

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Thraell 2 : Jusqu'à ce que sonne Gjallarhorn  [SOUS CONTRAT D'ÉDITION]Where stories live. Discover now