Accrobranche

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Bonjour,

Le récit qui va suivre est entièrement véridique. Ni moi ni vous ni quiconque ne saurait expliquer ces phénomènes, mais ce sont bel et bien ceux que j'ai vécus. Je précise ça parce les précautions que je vais prendre pourraient vous faire douter sérieusement de mon histoire. Cependant, afin de ne porter préjudice ni à la commune, ni à l'établissement scolaire, ni à la société mentionnés, je ne citerai aucun lieu ou nom précis. Sachez juste que tout ceci se trame en Alsace.

Je suis prof dans un collège de cambrousse. Ni bon, ni mauvais, ni élitiste, ni malfamé. Il accueille principalement les élèves des deux communes voisines. Des gosses équilibrés, pas casse-couilles. Il y a bien quelques lascars un peu moins fréquentables, mais pour la plupart, ce sont vraiment des gosses attachants. Et doués, puisqu'il arrivait même que les élèves obtiennent des prix et des récompenses dans des concours locaux ou régionaux.

Justement, il y a quelques mois, une classe de 3ème est arrivée en deuxième position d'un concours de mathématiques. Les cocos étaient ravis, parce que la métropole offrait une après-midi à accrobranche, dans une commune voisine.

Moi-même, j'adore l'accrobranche. Ça peut vous sembler puéril de ma part, mais ça demande quand même une sacrée endurance et pas mal de sang-froid. Et puis, on ne va pas se mentir, sortir victorieux d'une coriace piste noire, ça a la classe. Donc ouais, j'avoue, j'ai un peu forcé du côté de l'administration pour me joindre à la sortie. Et finalement, j'ai regretté. Que c'est cocasse.

Nous sommes arrivés sur le site à la date prévue, et on nous a barbés comme d'habitude avec les sempiternelles consignes. Qui peuvent cependant s'avérer bien utiles pour les grimpeurs, et également pour vous, lecteurs, à qui il faudra une certaine connaissance de l'équipement, du jargon et des parcours pour vous figurer mon cauchemar.

Tout d'abord, chaque grimpeur est équipé d'un baudrier, où sont attachés un mousqueton, une poulie, et une ligne de vie, le tout relié par un bordel de fils enchevêtrés. Le mousqueton n'est pas obligatoire, et il peut être un gros avantage comme un handicap non négligeable. À utiliser savamment, donc. La poulie est utilisée uniquement pour les tyroliennes. En théorie. Parce qu'il arrive souvent que les grimpeurs s'en servent pour survoler une structure un peu trop ardue. Et la ligne de vie porte bien son nom, puisque ce n'est rien de moins que l'unique morceau de métal au bout d'un fil auquel se rattache votre vie. La première pensée qu'on a lorsqu'on enfile cet équipement, c'est «Mais ça va jamais tenir». Et si, ça tient. Enfin, le site n'a jamais eu de problème de ce côté-là.

Car justement, lors des parcours, les grimpeurs montent «à leurs risques et périls» et «sont responsables de leur propre sécurité». En gros, si vous clamsez, c'est pas nous qui payons les pots cassés. Bon, ça donne aux gosses une impression d'aventure et de l'autonomie, donc quelque part, c'est plutôt pédagogique.

Concernant les pistes, le principe est semblable à celui des pistes de ski. De la plus facile, pour les chochottes, à la plus difficile, elles s'échelonnent sur six nuances : vert clair, vert foncé, bleu clair, bleu foncé, rouge, et noir.

C'est dans cette dernière piste que je me suis aventurée pour commencer la matinée. J'étais seule, car les élèves préféraient s'échauffer sur des parcours plus simples. En ce qui me concernait, je n'avais pas besoin d'échauffement, et j'aurais refusé de quitter les lieux sans avoir fait cette piste. Cette piste, bête noire des grimpeurs, qu'on se le dise. Elle demandait un cran et une endurance à toute épreuve, une concentration constante et une certaine expérience de l'accrobranche. Sur 10 grimpeurs qui en tentaient la conquête, seuls 3 ou 4 la réussissaient sans accroc et sans aide. J'avais une certaine fierté de faire partie de cette faible proportion, et je comptais bien l'étoffer encore un peu en triomphant cette année encore de ce parcours du combattant.

Seule, accompagnée de mon baudrier clinquant et encombrant, j'ai entamé l'escalade de l'échelle de cordes distendues qui marquait le début des réjouissances. Le début du parcours n'avait encore rien de bien terrible, et je progressais plutôt aisément. Mais très vite, le mousqueton m'a encombrée, alors je l'ai retiré, et je l'ai laissé pendre à mon côté.

Quand ça s'est produit pour la première fois, j'atteignais une plateforme salvatrice après un obstacle plutôt corsé qui m'avait valu quelques égratignures et sueurs froides. Je reprenais mon souffle, adossée au tronc, quand je me suis sentie tirée en arrière. Avec un sursaut, j'ai fait volte-face en me cramponnant à l'écorce. Il n'y avait rien. Baissant les yeux, j'ai constaté que mon mousqueton s'agitait d'une drôle de manière : trop vivement, alors que j'étais restée immobile depuis deux bonnes minutes. C'est alors que, coincé entre les deux parties métalliques, j'ai remarqué un tissu sombre. En soulevant le mousqueton à hauteur de mes yeux, j'ai réalisé que ça n'avait rien d'un tissu. C'était des poils. De longs poils noirs, lisses et épais.

J'ai avisé cet étrange phénomène avec une curiosité mêlée d'inquiétude. Finalement, j'ai repris ma route, en me persuadant que ça n'était qu'une espèce de lichen.

Le phénomène s'est produit deux autres fois, toujours de la même manière. Comme les plateformes étaient circulaires, ça venait toujours du côté auquel je tournais le dos. Et, chaque fois, je retrouvais les étranges poils accrochés au métal. J'ai fini par ranger mon mousqueton, le coinçant dans mon baudrier. Car, malgré mon côté cartésien, je commençais à penser que quelque chose s'agrippait à mon mousqueton et cherchait à me faire chuter.

Raconté de cette manière, ça peut paraître complètement exagéré, mais il faut bien vous figurer que j'étais seule et éreintée, dans un parcours à plus de vingt mètres du sol. N'importe qui aurait commencé à psychoter.

Alors que je progressais entre les arbres, j'essayais de me la jouer davantage Scully que Mulder. Rien ne m'indiquait qu'il s'agissait réellement de poils. Ça aurait tout aussi bien pu être une plante, comme du lichen, dans laquelle mon mousqueton se serait coincé à plusieurs reprises. Ça pouvait aussi être tout simplement des déchets que des grimpeurs avaient jetés là. Le seul risque que cette chose présentait pour moi était de me déséquilibrer alors que mon mousqueton se bloquait. Et de toutes façons, à partir du moment où j'ai raccroché mon mousqueton, plus rien ne s'est produit.

Jusqu'à un certain moment. Le moment où je me suis rendue compte que je ne reconnaissais pas les épreuves. Et qu'elles devenaient de plus en plus délicates. Et que certains câbles, planches et autres structures étaient disposés de manière carrément dangereuse. Le moment où je me suis rendue compte que je n'étais plus dans la piste noire.

À cet instant, mon premier réflexe a été de m'arrêter sur une plateforme et d'examiner le câble qui supportait la ligne de vie. Ce morceau de métal ne quittait jamais le câble prévu à cet effet. C'était fait comme ça, c'était pensé comme ça, et personne n'y pouvait rien. Ce câble allait du début à la fin du parcours. Or je devais bien me rendre à l'évidence que la ligne de vie était toujours là, bien accrochée, sans défaut. Les pistes étaient par ailleurs bien délimitées, ainsi, je n'arrivais pas à comprendre où je m'étais plantée.

Le fait était que je devais être sacrément loin du site, puisque je n'entendais plus les cris et les rires de mes élèves. Et, à l'accoutumée, toutes les pistes se croisaient à un moment donné. On était toujours capable de voir les autres parcours en contrebas. Mais là, rien. J'étais seule, accrochée à mon tronc par ma ligne de vie, sur une plateforme branlante.

Mon perchoir était effectivement instable, aussi j'ai pris la décision de continuer jusqu'à la plateforme suivante, que j'apercevais sans mal entre les arbres, pour lancer mes appels au secours. Il n'y avait pas d'autre moyen de traverser la dizaine de mètres qui m'en séparaient, alors j'ai décroché ma poulie, me suis mise en position de tyrolienne, ai raccroché mon mousqueton pour m'assurer une chimérique sécurité, et me suis élancée dans les airs.

Mon baudrier a enserré mon ventre. Mon corps s'est arrêté brutalement au milieu de la tyrolienne. Le souffle court, j'ai jeté un regard circulaire autour de moi. Et j'ai étouffé un juron. Le câble de mon mousqueton et de ma ligne de vie s'étaient emmêlés au dessus de ma tête. Tendant les bras pour défaire le nœud, je me suis calée au fond de mon baudrier. Sauf que. Pas moyen d'atteindre les câbles. Mon bras était trop court, ma ligne de vie trop longue, je n'en savais rien. Gigotant dans une position inconfortable, j'ai forcé sur mes muscles pour me grandir, mais ça n'était pas suffisant. À bout de forces, je me suis laissée retomber dans mon baudrier.

"Et maintenant ?" ai-je songé. Ce parcours était définitivement mal foutu. Il ne respectait pas les normes de sécurité, les dimensions étaient mal calculées, les épreuves semblaient trop inhumaines. L'idée m'a effleurée de m'être aventurée sans le vouloir dans un parcours en construction. Sauf qu'il y aurait eu un écriteau de mise en garde. Que je n'avais pas vu ? Ça ne tenait pas debout.

Enfin, s'il y en avait une qui ne tenait pas debout, à cet instant, c'était moi, avachie dans mon baudrier, coincée à vingt mètres au-dessus du plancher des vaches. J'ai compté mentalement dix secondes avant de me mettre à pousser des cris.

Je ne suis jamais arrivée à 10. Je me suis figée toute entière à 6 ou à 7. Là-bas, entre les arbres, immobile. Quelque chose me fixait. Des prunelles sombres et dilatées me sondaient au plus profond de mon âme. Tétanisée par la terreur, j'ai soutenu le regard de la chose. Quand elle a émergé du feuillage, j'ai réprimé un hurlement. Un singe. Un de ces grands singes-araignées, aux membres longs et difformes, surplombant les branches.

Je n'osais pas émettre un seul son. D'un curieux mouvement élastique, l'animal est monté en équilibre sur le câble qui me soutenait. Progressant avec agilité, il s'est glissé jusqu'au niveau du nœud. Et, de ses doigts prolongés en ongles trop longs, trop acérés, il a tranché ma ligne de vie. D'un pas souple et tranquille, sans m'accorder un seul autre regard, la bête a disparu entre les arbres.

Le nœud était défait, et je pouvais à présent accéder à la plateforme. Cependant, encore sous le choc du prodigieux comportement de cet animal, je ne parvenais pas à m'en réjouir, ou au moins à en éprouver du soulagement. Outre les ongles terrifiants de la bête, son geste avait une symbolique glaçante. Il avait tranché ma ligne de vie. Encore un effet certain de ma psychose, mais ce songe m'était effroyable. En atteignant la plateforme, j'ai décroché le mousqueton. Il était couvert de longs poils noirs, lisses et épais.

Perchée sur la plateforme, je poussais des cris déchirants, les mains en porte-voix, tournant sur moi-même pour que ma voix s'envole en toutes directions. J'appelais un à un le nom de tous mes élèves, des collègues qui accompagnaient la classe, des animateurs du site, sans obtenir aucune réponse. J'avais alors effectué un tour complet sur moi-même.

J'ai voulu hurler, mais ma voix s'est éteinte au fond de ma gorge nouée. Devant moi, sur le parcours, à deux mètres à peine, se trouvait un singe. Les yeux vitreux, la gueule entr'ouverte, les membres ballants. Pendu. Pendu comme un homme. Pendu comme un suicidé.

C'en était trop. Avec des gestes frénétiques, j'ai décroché mon mousqueton, desserré mon baudrier, et ai envoyé valdinguer mon équipement dans les arbres. Puisant dans mes dernières forces, j'ai entrepris de redescendre le long d'un tronc.

J'y suis parvenue, au prix de mille efforts, de mille blessures et de mille larmes. Je me suis traînée péniblement jusqu'au site, que j'ai retrouvé en suivant le câble de ce parcours maudit. Arrivée sur place, dans un état quasi-traumatique, j'ai ordonné au premier animateur de m'amener le directeur du site. J'ai refusé de répondre à toutes les questions que me posaient mes élèves et mes collègues. Je n'ai consenti à tout déballer qu'en présence du directeur.

Il m'a assuré que les singes-araignées ne vivaient qu'en Amérique du Sud. Et que le site ne comptait aucun parcours en construction. Found on CFTC

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