26 août

45 7 0
                                    

Je pars enfin d'ici, j'ai 12 520 000 dôngs. J'ai changé plusieurs fois de territoire, j'ai rencontré l'amitié, j'ai eu énormément d'anecdotes, de clients qui aiment des choses bizarres, des clients répugnants, abusifs, violents, j'ai fait quelque chose que je pensais ne jamais faire, j'ai rencontré des hommes formidables qui m'ont aidé à garder espoir, qui m'ont soutenue dans mon projet. Ils m'ont apporté de la tendresse et je les en remercie.

Mais ça ne m'empêche pas de n'avoir aucun regret à partir d'ici. Je vais enfin réaliser mon projet, je vais enfin pouvoir partir de zéro, je vais enfin pouvoir avoir une éducation, je vais enfin pouvoir avoir une nouvelle vie, et essayer d'oublier mon ancienne.

Je vais à l'aéroport, non sans mal, je n'arrive plus à marcher, je ne tiens plus sur mes jambes. J'ai mal partout, à l'extérieur comme à l'intérieur.

J'arrive au guichet, je demande un billet pour Paris, l'hôtesse est surprise de me voir avec « seulement un petit sac ».

Cette semaine c'était la semaine de la promotion. Mon billet était donc seulement à 11999000 dôngs.

Je l'achète, avec mes sous, puis je m'assois.
J'attends qu'on parle dans le micro de mon vol. J'attends avec les gens, il y a des vieux, des jeunes, des gros, des maigres, des «entre-deux», des familles..

C'est la première fois que je vais voler au sens premier du terme. J'appréhende un peu, que l'avion s'écrase sur la Russie ou l'Allemagne, qu'il y ait une panne ou bien qu'on soit trop nombreux, trop lourds..

J'erre dans les magasins, je regarde ce qu'ils vendent, il y a de jolies choses ! Je n'achète rien, mais je ne crois pas que ce soit pour ça que les vendeurs et vendeuses me regardent avec mépris. J'ai l'impression qu'il y a écrit « pute » sur mon front.

Je m'en vais, je retourne à l'endroit où je dois attendre. Je vais reposer mes jambes ainsi que mon esprit avant de partir.

Je m'assois. Je pense..

Les deux heures d'attente sont enfin passées. Après l'appel de la dame, les gens se lèvent, je me mets derrière eux. On avance dans l'avion, cherche notre place, s'assoit. Certains se mettent directement en position pour dormir, ferment les yeux. D'autres parlent normalement avec leurs voisins, jettent un bref coup d'œil par la petite vitre ovale, retournent rapidement à leurs occupations. Puis il y a des gens, comme moi, qui regardent avec excitation par le hublot.

L'avion roule quelques minutes, minutes qui me paraissent heures. J'attends avec impatience..

Et d'un coup, mon cœur se soulève, le sol s'éloigne, mon visage s'illumine.

Une fois qu'on vole, je regarde la terre, les maisons, de haut, puis quelques minutes plus tard, ce sont les nuages que je regarde de haut. Après avoir imaginé mille catastrophes, je me calme, et le sommeil arrive.

Je m'endors avec le sourire en pensant à Paris, en pensant aux études, en pensant aux baguettes. Je m'endors en m'imaginant manger un copieux repas.

L'odeur de nourriture me réveille, il pourrait s'agir de mon rêve, mais non une hôtesse me demande ce que je prends avec un grand sourire, et c'est bien réel.

J'ai le choix entre un sandwich au thon et fromage de chèvre, et un sandwich aux tomates et blancs de poulet. Je demande «un de chaque si possible», l'hôtesse me regarde fixement, m'observe de haut en bas, me lance un regard de pitié, un sourire désolé se dessine sur son visage, et elle me donne les deux sandwichs.

Je souris et la remercie, sans analyser quoi que ce soit. Elle s'éloigne. Je mange mon premier sandwich pour laisser refroidir mon café.
«Attention il est brûlant» m'a dit la dame.

Quelques minutes après avoir englouti mais savouré le premier sandwich, je passe au café. Mes lèvres se posent délicatement sur le carton, je bois.

Je fais la grimace. Ce café est le premier que je prends, et sera le dernier.

Je mange mon biscuit, bourratif mais très bon, et je m'endors, la tête dans les nuages.

L'excitation de masse me réveille, j'entends des « on va atterrir ! », des « Paris est sous nous ! »...

Je ne sens pas encore la baguette, mais j'ai quand même une sorte d'excitation en moi. Je regarde par le hublot, avec impatience. J'attends, je sais que l'avion a ralenti, mais il reste en l'air. Depuis une éternité l'avion ralentit, mais reste en l'air.

Je regarde les gens, comme s'ils pouvaient faire atterrir l'avion plus vite.

Ca y est, l'engin ailé se pose sur le goudron. Il roule encore un peu, puis on se détache, se lève, et fait la queue pour descendre.

Evidemment, je suis parmi les derniers, alors que je pense être la plus impatiente.

La file avance, je crois que nous sommes sortis de l'avion, nous avançons dans un tunnel géant, nous marchons, le nombre de personnes devant moi se réduit. On se sépare dans l'aéroport, et avance vers les portes de sortie.

Je pousse la porte vitrée, mets enfin le pied sur le sol parisien. L'air me gifle, j'avais imaginé une gifle plus amoureuse, de l'air un peu plus pur. J'avais aussi imaginé sentir le pain français dans toute la ville. Je sentais uniquement l'odeur de ville.

Ma déception de la gifle ainsi que de l'odeur ambiante ne m'empêche pas de marcher la tête haute, et le sourire aux lèvres.

Je marche quelques minutes, m'assois sur un banc marron, et regarde les cygnes voguer.

Je pense, il faut que j'aie de l'argent. Mes quelques dôngs restants ont été convertis en euros, mais ce pactole est loin d'être suffisant. Il faut que je dorme, que je mange, et boive.

Il faut que je m'adapte, il faut que je trouve un emploi parisien. Il faut que je me fonde dans la société.

J'aimerais tellement avoir un travail passionnant, j'aimerais tellement apprendre, j'aimerais tellement être fière de moi.

Je déambule dans les rues de la capitale française en essayant de trouver une bonne idée. La vie est difficile.
Chez nous, on n'a pas besoin de diplômes pour faire telle ou telle chose. On a seulement besoin de bonnes mains.

Le journal de Yakiteikh [TERMINÉE]Where stories live. Discover now