Chapitre 6

71 12 0
                                    

Jour 360



Je veux, aujourd'hui, m'éclipser du drame qui cogite. Je suis au pied d'un pommier, à peine à un mètre de ma tente au beau milieu de la nature : un pré avec un seul arbre. Solitaire au centre d'un champ. Je me sens bizarrement à ma place, comme si c'était ma destinée, cet endroit rêvé à l'air calme et serein, il n'attend rien de moi ni moi de lui. Je suis comme une abeille qui butine une fleur, un oiseau planant au travers du vent et du ciel. J'ai l'impression d'être devenu un élément de cette Terre. Enfin. Mon corps et mon cœur sont reposés comme jamais ils ne l'ont été. Tout semble être à sa place, tout est calme, en harmonie. J'en viens à me demander : mais que s'est-il passé ? Où est passé mon âme abîmée, mes idées fracassées et surtout mon cœur trop touché ? Où suis-je allé ?



Tout s'est dissipé, et c'est étrange, terrifiant, de se sentir mieux dans sa peau.


Le crayon dans les doigts et des feuilles au bout. J'écris, j'écris ce que je devrais peut-être dire, ou justement peut-être, oublier. Ce papier finira probablement au fond d'une poubelle en mille morceaux, mais je n'y pense pas.



Alors j'écris.


Cher toi,
Ou moi.


J'ai les cheveux au vent, le dos contre un arbre un peu dur, un peu rêche, mais il est doux. Il est doux à sa façon d'être ici à me soutenir alors qu'il est seul depuis plus longtemps que moi. Il l'est, mais il se tient majestueusement droit en dégageant une force incroyable. Il est beau, comme toutes ces personnes que j'ai croisées, certaines plus que d'autres. Mais chacun l'est, à sa manière.



Comme lui.


Comme lui, ce garçon aux yeux verts tel le feuillage d'une forêt au soleil. Étincelant. Mais je vois dans son regard quelque chose de brisé et surtout de compris, je sens sa détresse comme le sable brûlant sous mes pieds. J'ai mal pour lui, parce qu'il sait lui aussi ce qu'est la vie. J'ai si mal de voir la jeunesse à travers son corps et non son expression. Malgré ça, je me perds dans ce regard émeraude. Il a les cheveux marron brillant dehors et marron-noir mouillés de pluie ou d'une nuit dansante. J'aime les voir, et les toucher. C'est horriblement doux et réconfortant, comme si la douceur du monde s'y était réunie. Je crois que mes doigts s'emmêleraient dedans volontiers pour y rester coincés une éternité. Son visage est dur, crispé, cependant avec de fins traits, douloureux. Ses belles lèvres sont sucrées de menthe, une menthe douce mais brut lorsqu'elles se meuvent avidement avec les miennes. Je me rappelle ses mots, ceux qui sont sortis silencieusement de sa bouche, ceux que jamais personne n'aurait voulu entendre. Mais je les ai attentivement écoutés, pour ne pas les perdre, eux aussi. Je revois son corps suant sous mes caresses, grand, musclé, tatoué et surtout beau.



Tout est beau chez lui, sa beauté infantile et son âme écorchée.



J'ai voulu lui dire, beaucoup de fois, mais les syllabes se sont toujours confondues. Alors j'ai laissé le temps couler sous nous, j'ai pensé que, peut-être, il comprendrait. J'espère que désormais c'est le cas.


Je crois que je lui ai chuchoté des mots interdits lors de cette fameuse pénombre. Ils m'ont retourné le ventre, et fait un peu plus mal au cœur. Il dormait, les lèvres légèrement remontées en un sourire apaisé, ses boucles retombées sur son front. Nos mains étaient liées par nos doigts entrelacés. Je l'ai regardé toute la nuit. Jusqu'à en perdre la raison.



C'est ce que j'ai fait, j'ai perdu. J'ai perdu les quelques lignes censées qui s'écrivaient dans mes pensées, les chemins secs et ensoleillés que je voulais emprunter. J'ai perdu tout ce que j'ai toujours voulu garder.



Parce que j'ai vu dans cette tendresse, ce qu'il a éperdument cherché à cacher. Ou plutôt, ce que j'ai toujours refusé de voir et d'entendre.



Il respirait fort et était plongé dans un profond sommeil, seulement, à chacune de ses respirations, j'entendais le coup partir. Plusieurs balles d'affilées venaient percer l'atmosphère et mon cœur. Je le connaissais, bien plus que je le pensais. Je pouvais voir, malgré la noirceur qui nous enveloppait, ses tatouages, l'ancre sur son poignet gauche jonché d'un petit cadenas, la sirène dénudée juste au dessus, ces dessins gravés sur sa peau. Je voyais son sourire penché, la lèvre supérieure relevée à gauche, dévoilant ses dents, parfaitement blanches et alignées, laissant apparaître timidement une fossette. Sa voix résonnait dans ma tête, enrouée au réveil, il m'aurait dit : « Pourquoi tu me regardes ? », et j'aurais répondu : « Parce que j'en ai envie. ». Mais j'aurais réellement pensé : « Parce que tu es beau, et qu'il faut regarder les belles choses avant qu'elles ne fanent, qu'elles perdent leur éclat. Il faut que je te regarde pour ne jamais t'oublier, t'avoir dans mes souvenirs comme si tu avais vraiment existé. Pour que, même si ma mémoire s'envole, je continue de voir tes yeux perçant l'obscurité, tes boucles emmêlées au matin et ta beauté malgré les larmes. Parce que tu es beau, et tout ce qui est beau fini par mourir. ». J'aurais peut-être fait plus court, ou plus long, mais pour moi, dans ma tête, pour ne pas dévoiler la vérité.


Parce que je crois que je l'ai aimé. Un peu trop fort. Un peu trop vite. Mais beaucoup avec mon cœur.



Et c'était la plus belle chose au monde.

Seulement, je ne peux pas rester. Je ne dois pas.



Il l'a compris, sûrement trop tard. Il l'a lu en moi la première fois, mais a probablement préféré l'ignorer.


Je suis tellement désolé. S'il savait.


Je veux tellement rester.


Il ne doit pas m'oublier, ni rompre ses sentiments. Parce que jamais je ne renoncerai.


S'il me voyait tâcher ce papier de mes larmes, s'il lisait mes lignes brisées par lui et s'il ressentait le trou noir qui m'aspirait.

Lui et sa bordel de voix, celle qui m'a envoûté.


Lui et ses foutus yeux, ceux qui m'ont renversé.


Lui et sa putain de chevelure, celle qui m'a emprisonnée.


Lui et son horrible souffrance, celle qui m'a permise de l'aimer.

Je suis tombé amoureux de lui.


Comme on apprend à marcher.


Irrémédiablement.



-Louis



J'aurais voulu écrire des centaines d'autres phrases, mais ma feuille est remplie à ras bord. J'aurais voulu dire combien je suis désolé de devoir partir, que ça me provoque une immonde douleur au cœur. Je me suis accroché à lui comme la vie le fait avec la mort. J'aurais voulu le supplier de ne pas m'oublier, de garder tout ce qu'on a partagé.


Je suis désolé.


Tellement désolé que je ne suis plus sûr de devoir partir.

Two ghostsWhere stories live. Discover now