Ruby (2) - 12 janvier 2042 ( nouvelle version )

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Mes parents et moi habitons un modeste appartement en plein cœur de Harlem. Ils y ont emménagé juste après leur mariage alors qu'ils avaient à peu près mon âge. À quoi rêvaient-ils, adolescents insouciants pressés de quitter le nid familial ? Avaient-ils conscience qu'ils vivraient toujours au 253 W110th street vingt-trois ans plus tard et que la vie se chargerait d'éteindre la plus petite étincelle de folie dans leurs yeux ?

Cet appartement pour lequel mes parents ont vendu leur âme est en tout point semblable à celui de notre voisin, et à ceux de tous les habitants du quartier. Un salon, deux chambres, une salle de bain et une minuscule cuisine, le tout tenant dans 35 m². Le rêve américain by M.Goodfellar.

À la tête de New York depuis plus de vingt ans, ce cher monsieur Goodfellar a entrepris de rénover entièrement la ville. Le quartier de Harlem a été un des premiers à passer sous ses bulldozers. L'objectif officiel de ce chantier titanesque : offrir à tous ses habitants des conditions de vie décente. « Jamais un homme politique n'en a fait autant pour les classes laborieuses » ai-je entendu mon père radoter toute mon enfance. « Un grand homme que ce monsieur Goodfellar ».

Mamie Rose, elle, ne l'aimait pas du tout, notre maire. La simple évocation de son nom suffisait à ce qu'une grimace apparaisse sur son visage tout plissé. Un jour, où, assises à même le sol au milieu des coussins et des piles de livres branlantes, nous refaisions le monde, j'ai osé lui demander pourquoi. « La sécurité et le confort ont toujours un prix » m'a-t-elle répondu. « Celui de la liberté. Regarde les Européens et Hitler. Comment crois-tu qu'il est arrivé au pouvoir ? ».

À titre personnel, je trouve sa comparaison un brin exagérée. Monsieur Goodfellar n'a jamais tué personne, lui. Je crois même qu'il pense réellement ce qu'il dit, au moins en partie, mais je vois où elle voulait en venir. Les grues n'ont pas fait disparaître la misère, loin de là. Elles l'ont seulement rendu plus acceptable, moins visible. Surtout, en nous poussant à croire qu'il se préoccupait sincèrement de notre sort, monsieur Goodfellar nous a coupé toute envie de nous rebeller contre notre existence minable. En bons petits moutons, nous continuons d'acheter les produits qui sortent de ses usines en nous extasiant de le voir nous reverser un infime pourcentage de ce qu'il gagne. Parce que sérieux, le rêve américain, l'égalité des chances et toutes ces conneries avec lesquels on nous bassine à longueur de temps, ce n'est que de la poudre aux yeux, un moyen de nous rendre responsables de notre propre pauvreté.

Soyons réalistes, mon destin s'annonce tout aussi pourri que celui de mes parents. Je finirais le lycée. Peut-être. Si je ne me fais pas virer avant à force de sécher les cours avec Debbie. De toute façon, à quoi bon obtenir mon diplôme ? Mes vieux n'ont pas de quoi m'envoyer à la fac. La conception de Tommy les a mis sur la paille. Ils en ont repris pour dix ans de dettes, dix ans à économiser le moindre centime. Et dire qu'ils venaient de terminer de payer les frais médicaux de Polly. À croire qu'il aime ça, se serrer la ceinture.

Sans diplôme universitaire, les perspectives d'avenir qui s'offre à moi ne sont guère réjouissantes. Je trouverais sûrement un boulot de serveuse ou de femme de ménage comme ma mère. Comme elle, j'épouserais un gars du quartier, probablement un ouvrier, peut-être même un collègue de mon père, et je me retrouverais à trente-cinq ans avec trois mômes sur les bras, déjà vieille sans avoir vécu. Qu'est-ce qu'on dit ? Merci monsieur Goodfellar.

La musique à fond dans les oreilles, je remonte la 145e Avenue jusque Riverside Drive. J'aime flâner le long de l'Hudson. Quand je me sens vraiment mal, je m'installe au bord de l'eau et j'écoute le clapotis des vagues sur les dalles en béton. Là, loin de ma famille et du lycée, j'oublie mes soucis.

Arrivée à Riverside Park, je m'assois sur un banc. Le soleil brille haut dans le ciel. Malgré les températures hivernales, la journée s'annonce magnifique. Je regarde les gens passer en attendant Debbie. La musique résonne dans mes oreilles. J'ai l'impression étrange d'être là, sans vraiment l'être. Je ne sais pas si vous avez déjà ressenti ça, cette sensation que votre corps disparaît. Cette enveloppe charnelle qui vous emprisonne n'existe plus. Débarrassé du poids du regard des autres, vous vous sentez léger, libre de profiter de l'instant présent.

Je sors mon carnet. Mon stylo glisse sur le papier. D'abord des mots, puis, quand ils viennent à manquer, des dessins. Je capture ces instants éphémères. « La voleuse d'instant », voici une expression qui me plaît. Je m'empresse de la noter, juste au-dessus d'un petit garçon blond qui court après un ballon. Loin de chez moi, au milieu de tous ces inconnus qui passent devant moi sans me voir, je laisse mon crayon coucher sur le papier tout ce que je n'oserais jamais exprimer à voix haute.

A Riverside Park, les gens se suivent, mais ne se ressemblent pas. Je commence par dessiner un groupe de collégiens qui s'amusent sur leur overboards, zizagauant entre les passants qu'ils évitent toujours de justesse. Sous mon casque, je devine leurs rires et les exclamations agacées de leurs malheureuses victimes. J'envie leur insouciance. Puis les gosses s'en vont, laissant place à des chiens qui promènent leurs maîtres et à des couples d'amoureux.

Une main se pose sur mon épaule, me sortant de la transe dans laquelle j'étais plongée. Je retire mon casque.

— Désolée du retard, s'excuse la jeune fille brune juste derrière moi.

Grande, mince, trop maquillée, Debbie dégage l'assurance de ces filles qui savent trop bien à quel point elles sont belles. Aujourd'hui, elle porte un jean qui compte presque plus de trous que de tissu, et une fine veste en cuir ouverte sur un T-shirt qui proclame au monde entier « I'am a rebel ». À la voir, on en oublierait presque que le thermomètre frôle les zéro degré Celsius. Presque... Je resserre ma parka autour de moi et souffle sur mes mains pour les réchauffer. J'étais tellement dans mon trip que je ne m'étais pas rendu compte que mes doigts gelaient sur mon stylo.

— Ce n'est pas comme si je n'avais pas l'habitude, je lui réponds avec un sourire.

J'adore Debbie, mais la ponctualité, ce n'est pas la première de ses qualités. Je crois qu'en deux ans d'amitié, elle n'est jamais arrivée à l'heure à un de nos rendez-vous. Debbie, elle fait ce qui lui chante, quand ça lui chante, et tant pis pour ceux que ça dérange.

Elle s'allume une cigarette et m'en propose une. Je décline d'un geste. Je fume de temps en temps, histoire de m'intégrer, mais je n'apprécie pas vraiment ça. Et avec Debbie, je n'ai pas besoin de faire semblant.

La clope au bec, mon amie attrape mon cahier et feuillette les dernières pages.

— Très joli, dit-elle en s'arrêtant sur le portrait du petit garçon.

Elle crache un nuage de fumée et me rend mon carnet.

— Bon, ce n'est pas que je m'ennuie, mais il caille ici. On s'arrache ?

Question purement rhétorique. Debbie, la nature, le calme, la beauté du paysage, et tout ça, elle s'en contrefiche. La seule raison pour laquelle elle vient ici, c'est parce qu'il y traîne souvent des mecs mignons. Mais aujourd'hui, ils ont l'air d'avoir décidé de rester au chaud chez eux. Je range donc mes affaires et la suis vers la station de métro la plus proche.

Je sais que la plupart des gens se demandent pourquoi Debbie et moi nous entendons si bien. C'est vrai qu'on peut difficilement imaginer plus différentes que nous deux. Elle, belle, pleine de confiance en soi, certains diraient même hautaine. Moi, mal dans ma peau, renfermée, taciturne, un peu à l'ouest la plupart du temps... Elle adore ce que je déteste et inversement. Pourtant, je ne conçois pas ma vie sans elle. Je crois que l'amitié, c'est bien plus profond qu'une simple question de points communs, une sorte d'alchimie, quelque chose qui ne s'explique pas, qui vous tombe dessus sans que vous pussiez rien y faire... Et tant pis, s'il faut ensuite se farcir une centième séance de shopping alors que la simple idée de mettre un pied dans une boutique vous file des boutons.

Le pays des enfants parfaits (sous contrat d'édition )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant