Ruby (1) - 12 janvier 2042 - Partie 2 ( nouvelle version)

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 Le visage de mon amie disparaît. J'augmente encore un peu le volume de la musique et attrape le sac à dos qui traîne à côté de mon bureau. Je déverse l'intégralité de son contenu sur mon lit pour n'y remettre que mon carnet et mes crayons.

Mon premier carnet, mamie Rose me l'a offert pour mon dixième anniversaire. De magnifiques papillons déployaient leurs ailes multicolores sur la couverture et ses pages étaient d'un blanc éclatant. Je le trouvais si beau que j'ai mis longtemps à oser écrire dessus. Les choses ont bien changé depuis. J'ai fini par remplir ce carnet. Et les six autres qui ont suivi. Je les cache dans le dernier tiroir de mon bureau, le seul qui ferme à clé, pour éviter que mes parents tombent dessus. Ils ne comprendraient pas. Pour mon père, écrire et dessiner sont des activités pour des désœuvrées qui n'ont rien à faire de leur journée. Une perte de temps inutile. Et le temps est une denrée précieuse que les gens comme nous ne peuvent pas se permettre de gaspiller. De manière générale, Papa se méfie des intellos, qui selon lui ne savent rien faire de leurs dix doigts. « C'est parce qu'elle est envahie par ce genre d'individu que la société va si mal. Ils ont oublié la valeur du travail » radote-t-il constamment.

Je vous parle de Mamie Rose, mais je suppose que vous ignorez de qui il s'agit. Rosalyn Georges de son vrai nom vivait à l'étage au-dessus du nôtre. C'était une frêle vieille dame excentrique avec un cœur inversement proportionnel à sa carrure. Son minuscule appartement représentait le dernier refuge pour toutes les créatures dont personne ne voulait : chats, chiens et même un furet albinos affectueuse baptisé Victor en l'honneur du célèbre écrivain français Victor Hugo, tout ce petit monde cohabitait joyeusement dans son arche de Noé.

Je ne devais pas avoir plus de cinq ans, mais je m'en souviens très bien de notre première rencontre. Papa travaillait sur un chantier loin de chez nous. Il ne rentrait que le week-end. Maman traversait une période difficile, comme très souvent à l'époque. Elle passait son temps à dormir, assommée par les médocs qu'elle avalait à longueur de journée. J'essayais de la déranger le moins possible, mais je n'étais qu'une gosse. Un midi, lassée d'attendre un déjeuner qui n'arrivait pas, j'ai décidé de me faire cuire des pâtes toute seule, comme une grande. Et vous devinez la suite : une enfant debout sur la pointe des pieds, essayant de verser de l'eau bouillante dans un évier bien trop haut pour elle, je me suis brûlée. Rien de très grave heureusement, mais cela faisait un mal de chien. Je suis allé chercher maman, mais je n'ai obtenu pour toute réponse qu'un regard vitreux. Elle s'est levée et s'est dirigée vers la cuisine. Ma main me lançait atrocement. La peau commençait à peler. J'avais peur. Je pleurais, mais c'était comme si je n'existais pas. Elle a terminé de préparer le repas, puis elle est retournée se coucher.

Je suis restée un long moment hébétée devant mon assiette de pâte au fromage. Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. J'ai fini par sortir de l'appartement pour aller voir la voisine. Sa fille Cynthia me gardait parfois avant qu'elle ne s'installe avec son petit copain. Quand elle a ouvert, j'étais incapable de parler. Les larmes coulaient sans discontinuer de mes yeux. Je lui ai montré ma main, puis la porte de chez moi. Elle m'a suivie à l'intérieur. Elle a essayé de réveiller maman. En vain. Elle a appelé une ambulance et m'a conduite chez Mamie Rose. La vieille dame a pris soin de moi jusqu'à ce que mon père rentre en urgence de son chantier. Au moment de se quitter, elle m'a dit que je pouvais revenir quand je voulais. Je l'ai prise au mot et nous sommes devenus inséparables.

Je sais que vous n'en avez peut-être pas grand-chose à faire de mamie Rose et que je vous ennuie probablement avec mes histoires, mais c'est important que vous compreniez. Cette femme a apporté une véritable bouffée d'oxygène dans mon quotidien. Elle dénotait tellement de tout ce que je connaissais avec ses longs jupons colorés qui virevoltaient autour d'elle quand elle marchait, son langage imagé, mais surtout sa joie de vivre et sa jeunesse d'esprit. Une adolescente dans un corps de vieille dame. Une adolescente qui buvait du thé au jasmin en grignotant des gâteaux à la cannelle. Une adolescente qui refusait d'attendre sagement que la mort l'emporte. Elle m'a transmis sa passion des livres et des voyages, et surtout, son besoin presque viscéral de liberté.

Mais tout ça, c'est fini. Son vieux corps n'avait plus la force d'animer sa carcasse usée d'éternelle ado. Son appartement a été reloué et des camions sont venus emporter les trésors qu'il contenait. Je n'ai pu sauver qu'un carton de livres et Victor. Les autres compagnons de Mamie Rose ont étés adoptés par des familles du quartier, mais personne ne voulait accueillir un furet à la fourrure jaunâtre et aux yeux rouges qui ne sentait pas vraiment la rose. À vrai dire, maman non plus, mais je ne lui ai pas laissé le choix. La mort de mamie Rose a marqué un tournant dans ma relation avec mes parents. Victor était la dernière chose qu'il me restait d'elle. Maman n'avait pas le droit de me demander de m'en débarrasser et le simple fait qu'elle le fasse prouvait à quel point elle se fichait de mes émotions. Aussi triste que cela puisse être, cette petite boule de poil malodorante m'avait témoigné bien plus d'affection que mes propres géniteurs. Quand je le lui ai dit, maman s'est figée, la bouche ouverte. J'ai cru un instant qu'elle allait me gifler, mais non. Elle est sortie de la chambre sans prononcer un mot. Depuis, elle fait comme si Victor n'existait pas. Elle est douée pour ça, ma mère : faire comme si les choses n'existaient pas.

Je m'approche de la cage de Victor qui me fixe à travers les barreaux. J'ouvre la grille et plonge ma main à l'intérieur pour le gratter derrière les oreilles. Il ferme les yeux de plaisir. Si c'était un chat, il ronronnerait. Je l'attrape ensuite pour le fourrer dans la poche de mon sweat où il se pelotonne confortablement.

Mon sac sur l'épaule, David blotti contre mon ventre en mode bébé kangourou, j'éteins la musique et quitte ma chambre sur la pointe des pieds. Précaution bien inutile, maman est bien trop occupée à essayer de calmer Tommy qui hurle comme une sirène d'incendie pour se préoccuper de moi. J'ignore où ce gosse tire toute cette énergie, mais, à cet instant, cela arrange bien mes affaires. Je prends tout de même le temps de chourer un paquet de gâteau au chocolat dans la cuisine pour le goûter. Le chocolat, c'est la vie. Je défie quiconque de prétendre le contraire.

Avant de sortir, je m'arrête devant la photo d'une fillette posée sur le guéridon. Les rares personnes qui viennent ici pensent généralement que c'est moi qui souris de toutes mes dents dans le cadre doré. Il faut dire qu'avec ses boucles rousses et ses grands yeux émeraude, l'enfant me ressemble trait pour trait. Mais ils se trompent. S'ils me connaissaient un peu mieux, ils sauraient que je n'ai jamais eu un aussi beau sourire.

— À plus tard, grande sœur, murmuré-je en quittant l'appartement.



Le pays des enfants parfaits (sous contrat d'édition )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant