Violaine

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Après cette expérience du bar, il me fallut plusieurs jours pour digérer.

Pour passer sur ce que j'avais vécu.

Non pas pour en faire le bilan : je n'étais pas assez claire pour ça et je ne parviendrais à mettre des mots dessus que des années plus tard, de toute façon. Mais, comme avec ce pédophile dont j'avais évacué le vécu pour reporter mon attention sur un jeune homme de mon âge, j'avais besoin d'avancer.

Il y avait toujours cette rancœur quotidienne qui me pesait, cette frustration et cet insupportable sentiment d'échec qui obscurcissaient mon quotidien. Je ne pouvais rester infiniment dedans. J'avais besoin de les oublier, de voir plus loin. Je savais que ni le gamin de la rue ni le type dans la voiture ne m'avaient apporté ce que je cherchais, mais j'étais incapable de savoir exactement quoi.

Je faisais preuve d'incohérence, je le savais. Il faut être logique. Comment est-on est censé s'en sortir quand on n'en peut plus de souffrir mais qu'on rechigne à se débarrasser de la cause ? J'avais fait assez de psychologie pour savoir que, tant que l'on n'enlève pas le problème, on n'avance pas. Pourtant, je n'étais pas prête à rayer Ayme de ma vie. Je ne savais pas à quoi j'étais réellement prête, à dire vrai. Je ne voulais pas vraiment chercher une rencontre sans lendemain dans la rue. Et même l'idée de m'orienter vers un site spécialisé me rebutait. Ce n'était pas que j'avaispeur de tomber un mec craignos, mais rencontrer quelqu'un d'autre était prendrele risque de mettre un point final que je n'étais pas prête à accepter, de toute façon, alors rencontrer quelqu'un de bien serait bien le pire qui pourrait m'arriver, et tomber amoureuse était carrément au stade de l'inimaginable. Non, ce qui me dérangeait était que, même si je refusais alors de laisser ma relation avec Ayme continuer à me ruiner ainsi, j'avais toujours de l'espoir, alors ça m'aurait été difficile de faire un geste vers ce qui risquait de finir de nous tuer. C'est terrible, de le savoir sans pouvoir s'en défaire. On ne quitte pas une situation quand on espère encore. On ne se dirige vers aucun ailleurs.

Je me retrouvais donc dans un mode où j'étais consciente de l'impasse qu'était devenue ma vie mais sans savoir que faire pour en sortir. Ma colère envers Ayme n'en était que plus vive. Mon imaginaire aussi, du coup. Comme une forme de revanche. J'en arrivais à être comme possédée par toutes les possibilités naissant dans mon esprit, certainement pour me détourner de la triste réalité de mon existence, et j'envisageais trois choses. Primo que mes fantasmes me tombent gentiment dessus. Deuxio qu'ils fassent preuve de suffisamment de persuasion pour me pousser moi-même à quelque chose que je désirais et réprouvais à la fois, mais sans me mettre dans une situation de stress faisant que je finirais par fuir. Tertio que le ou les concernés soient suffisamment déplaisants, et de manière nette, pour qu'une suite avec eux soit depuis le début inenvisageable. J'aurais pu jouer au loto ou continuer à rester dans mes rêves, ça aurait été aussi bien.

Le changement arriva finalement sous l'effet de l'une de mes amies.

Violaine était une fille que j'avais rencontrée à Lyon. Elle était extrêmement sociable, mais très lunatique aussi. L'une de ces personnes dont la faculté à se faire de nouveaux amis impressionnait tout autant que sa rapidité à les délaisser pour d'autres. Il fallait la suivre ou la regarder partir. Comme on aimait toutes deux les concerts, on s'était très vite trouvé des points communs, c'est pourquoi il nous arrivait parfois de sortir ensemble, même si on n'était pas réellement proches pour autant. Je pense que c'est pour ça que notre amitié a duré avec le temps, d'ailleurs. Je n'ai jamais été de celles vers qui elle se précipitait et je n'ai jamais représenté un gain social particulier. Donc elle n'avait pas de raison de me remplacer ; les enjeux entre nous étaient faibles. Elle bossait en tant que journaliste pour une petite revue locale dans laquelle elle parlait de spectacles et de vie culturelle et, si j'observais d'un regard amusé son inconstance coutumière, j'enviais aussi sa liberté, cette façon qu'elle avait de virevolter d'une passion à l'autre, jamais véritablement rassasiée, au gré des opportunités et de ses envies.

Un jour, donc, alors qu'on prenait un café ensemble en ville et puisque cette absence d'enjeux entre nous me poussait parfois à lui faire part de sentiments assez intimes, je me mis à lui parler de mon fantasme d'ado, soit de prendre un sac à dos et de partir faire le tour du monde. D'une certaine manière, ça sonnait comme un bilan sur moi, parce que, ce rêve-là, je n'en avais même jamais esquissé la réalisation et, en ça, ça faisait écho à ce que je vivais alors.

Je ne pouvais que le constater : j'étais incapable de vivre autrement que dans le sacrifice pour autrui, et tout ce qui me faisait vraiment envie, je le laissais s'enfuir sans même avoir tenté de le réaliser.

Sauf que je parlais à Vio, donc. Que j'évoquais ce rêve avorté d'adolescence, et que cette conversation me poussa à lui faire part de mon sentiment d'avoir laissé des choses importantes derrière moi : de ne pas avoir saisi ce que j'aurais dû, le tout sans trop développer, bien sûr. Je ne voulais surtout pas lui parler de ce qu'il se passait avec Ayme, et des raisons pour lesquelles ce sentiment était devenu si fort. De l'enlisement dans lequel j'étais. Afin de me permettre de me changer les idées, elle m'invita à l'accompagner à une soirée avec des amis. On était censées boire un verre et se détendre. Rien de plus. Rien de mieux. Je voyais dans sa proposition l'occasion de prendre l'air. J'y voyais celle de me ré-occuper de moi : je devais me soigner, me faire jolie... J'y voyais aussi celle de nourrir mes fantasmes. J'en étais au point où, finalement, je n'espérais plus forcément quoi que ce soit de physique ; seulement de quoi contenter temporairement mon esprit.

Ainsi sombre la chairOù les histoires vivent. Découvrez maintenant