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Le baiser qu'il me donna était à l'antipode de ce que j'attendais : doux, précautionneux... Trop. J'en éprouvai du dégoût, et ce fut un choc que je dus affronter. C'était des lèvres inconnues sur les miennes et une façon d'embrasser inconnue, et une main inconnue sur ma nuque... puis une langue inconnue contre la mienne. Un truc intrusif, dégueulasse. Du moins, fut-ce ce que j'éprouvais. De façon inattendue, j'en fus véritablement écœurée. Je ne voulais vraiment pas qu'il m'embrasse. Je reculai le visage et détournai la tête.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– Je devrais peut-être partir.

– Tu es sûre ?

Le vouvoiement s'était noyé dans un tutoiement de baise, mais je ne voulais plus ni de l'un ni de l'autre. Je ne voulais pas de cette putain de proximité qu'il cherchait à m'imposer. Je crois que je voulais juste sa queue, en fait, ou... Je ne sais pas. Pas l'homme qu'il était, en tout cas. Pas l'être. Juste l'objet.

Je mis quelques secondes à lui répondre, alors il insista :

– Tu veux aller au restaurant ?

Mauvais choix. Il m'aurait proposé l'hôtel, j'aurais peut-être accepté. Il m'aurait projetée sur le lit, aurait baissé mon jean, et m'aurait pénétrée dans la foulée, ç'aurait été suffisant.

Ç'aurait été parfait, même.

– Non.

J'ouvris la porte et je me cassai.

Je marchais dans la rue, vite, empressée.

Je ne voulais pas rentrer. Je voulais me laver, effacer les traces de ce que j'avais fait, inquiète d'avoir, comme on se l'imagine parfois, l'évidence de mes actes peinte sur le visage.

J'entrai dans un bar pour filer aux toilettes, mal à l'aise – sans consommer, on a toujours peur de se faire arrêter avec un sermon par un serveur du lieu, mais on était rue de la République, le bar était immense, les serveurs loin de pouvoir identifier tous les visages des clients, surtout avec une terrasse bondée à l'extérieur. Et je m'y enfermai. Je restai longtemps assise sur la cuvette, dans un temps de latence qui m'excluait du monde pour ne me laisser qu'avec moi-même, incapable même de penser encore. Puis je me lavai, les mains, le cou, la bouche... J'avais l'impression d'avoir encore la sensation de sa langue sur la mienne. Alors je me lavai la langue au savon.

Ceci est un élément marquant.

J'ai gardé de ce geste le souvenir de quelque chose de vraiment grave et d'un peu fou, aussi : qui montrait où j'en étais arrivée, alors. A quel point j'avais perdu prise avec ma vie.

Et j'essayais de démêler les fils de mon esprit, de calmer mon émoi. Essayais de prendre la mesure de ce que j'avais fait, de cette transgression dans ce qui était mon existence, jusque-là, et le franchissement de cette étape imaginée auparavant, déjà, mais jamais réalisée.

Enfin, je sortais.

Je ne voulais pas rentrer.

Je rentrais quand même. Où serais-je allée, sinon ?

Mon cœur battait tellement vite, tandis que je montais l'escalier de mon immeuble. C'était comme si j'allais m'évanouir. Je savais que je serais seule à l'appartement, mais je ne pouvais m'empêcher de craindre que ce ne soit pas le cas. Et ce fut un tel déchirement de constater à quel point je fus soulagée de voir que personne ne m'y attendait, et la peur que j'avais éprouvée, et le fait que je n'avais même pas mangé...

Je me roulais un joint, trop gros pour que je puisse le fumer en une seule fois – la peur de manquer, la peur de ne pas me mettre une claque assez forte, la peur de devoir encore penser –, je le consumais à moitié avant d'avoir trop ramassé pour pouvoir continuer. Puis je trainais devant la télé, grignotais du chocolat, du fromage, des tartines de confiture, et tout ce qui ne représentait pas un vrai repas, avant de finir mon joint et d'aller me coucher.

Enfin, je repensais à cet homme que j'avais laissé derrière moi, cet anonyme dont j'oubliais déjà les conversations pour ne garder que les points les plus significatifs de cette expérience. Le moment de la rencontre devant le cinéma, celui où il m'avait proposé de manger ensemble et où j'avais cru que ça s'arrêterait là, l'intérieur de la voiture avec sa langue dans ma bouche, le dégoût et cette fuite finale. Le savon... Le reste partirait au néant. J'oublierai jusqu'à son nom et il serait le visage inconnu de cette première fois.

Ainsi sombre la chairOù les histoires vivent. Découvrez maintenant