Ruby (1) - 12 janvier 2042 - Partie 1 ( Nouvelle version)

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Je claque la porte violemment. Le bruit sec résonne dans l'appartement. Il rebondit sur les murs, puis pendant un bref instant tout redevient silencieux. On dirait que l'air lui-même s'est figé dans l'expectative de ce qui va suivre. L'attente ne dure pas longtemps. Un hurlement s'élève de la chambre d'à côté, emplissant chaque millimètre de l'espace. Tommy !

— Ruby, je te jure que... commence ma mère derrière la porte fermée.

Les cris impérieux du dictateur en culotte courte qui lui sert de fils noient la fin de sa phrase. Abandonnant momentanément l'idée de me réprimander, elle se précipite à ses côtés. Je soupire et me laisse tomber sur mon lit. Je n'ai pas fini d'entendre parler de cet « incident ».

Ces derniers temps, la cohabitation avec mes vieux est devenue presque impossible. Il suffit que j'entre dans leur champ de vision pour que l'ambiance tourne à la bataille rangée. À leur décharge, je ne fais aucun effort pour améliorer la situation. Et dire qu'à une époque, j'aurais tout donné pour leur plaire. Vous ne m'auriez pas reconnue, je vous jure. Discrète, polie, serviable. Une vraie petite fille modèle. Quelle idiote ! Autant se battre contre des moulins à vent. Mes parents ne m'aiment pas et ils ne m'aimeront jamais. Ils ne voulaient même pas de moi au départ. Ma naissance n'avait qu'un seul but : sauver leur petit ange. Et j'ai échoué !

Deux mois. Huit semaines. Soixante et un jours. Mille quatre cent soixante-quatre minutes. Quelque chose d'infime à l'échelle d'une vie, mais qui a suffi à gâcher la mienne et celle de mes parents. Leur fille est morte par ma faute. Rien de ce que je pourrais dire ou faire ne changera cet état de fait. Il m'en a fallu du temps pour l'accepter, mais maintenant que j'ai intégré le truc, je le vis mieux. L'espoir agit comme un poison. De déception en déception, il vous détruit à petit feu. Je lui préfère la vérité. Froide. Impersonnelle. Chirurgicale. Tu morfles sacrément sur le coup, mais qu'est-ce que ça libère ! C'est comme si l'on t'enlevait un poids de la poitrine dont tu n'avais même pas conscience, une enclume invisible qui t'empêchait de respirer.

Je soupire une nouvelle fois en contemplant le plafond de ma chambre. D'après mon père, Dieu a attribué à chacun d'entre nous un rôle à tenir dans son grand projet. Un beau monceau de conneries si vous voulez savoir ce que j'en pense, mais il y a un point sur lequel je ne peux pas lui donner tort. Si ma vie ne sert à rien, vaut-elle vraiment la peine d'être vécue ? Certains jours, elle m'apparaît dans toute sa splendeur et je me dis que oui, c'est quand même vachement chouette de pouvoir sentir la chaleur du soleil sur ma peau. Et il y a tous les autres, ceux où la vacuité de mon existence me frappe tel un coup de poignard. Je ne suis pas belle, pas intelligente, une bonne à rien comme se plaît à me rappeler ma mère, même pas capable de naître au moment prévu. J'ai échoué à sauver ma propre sœur. Je n'arrive pas à croire que Dieu, s'il existe, ait créé un être d'une telle inutilité. Quelqu'un a dû merder quelque part. Je ne sais pas moi, un ange, s'est peut-être gouré dans la commande des pièces.

Je ferme les yeux pour ne plus voir ce plafond blanc qui semble me narguer. Une douce berceuse filtre à travers le mur qui sépare ma chambre de celle de Tommy, presque couverte par les pleurs du mioche. Une profonde tristesse m'envahit, aussitôt remplacée par un immense sentiment de culpabilité. Maman va mieux. Les boîtes de médicaments qui fleurissaient un peu partout dans l'appartement ont presque toutes disparu. Les affaires de Polly, intouchées depuis son décès seize ans plus tôt, ont été débarrassées pour faire de la place au bébé. Oh, bien sûr, il y a encore des rechutes, des moments où les problèmes semblent peser si lourd sur sa frêle silhouette que je me demande comment elle arrive à tenir debout, mais cela devient de plus en plus rare.

Ce miracle, je l'ai espéré toute mon enfance. Je me revois agenouillée à côté de mon lit, priant ce Dieu auquel croyait si fort mon papa de nous venir en aide. Je devrais me réjouir qu'après toutes ses années, monsieur ait enfin daigné exaucer mon vœu. Et pourtant, ce changement me laisse un goût amer... Ce n'est pas pour moi que ma mère a décidé de lutter contre ce chagrin qui la rongeait de l'intérieur, d'arrêter de prendre ces pilules qui l'anesthésiaient, la transformant en zombie incapable de ressentir la moindre émotion. Tout cela, elle l'a fait pour Tommy. L'adorable, le parfait petit Tommy. Cela confirme ce que je disais plus haut : ma vie n'a aucun sens si ma propre mère n'y voit pas suffisamment d'intérêt pour s'accrocher à la sienne.

Oh non ! Ça recommence ! Je sens les larmes arriver. Elles partent du fond de ma poitrine et remontent dans ma gorge, m'empêchant de respirer. Je me déteste d'être aussi émotive. Je me suis construite seule. Je n'ai besoin de personne et surtout pas d'une mère qui ne m'a jamais aimé. Alors pourquoi l'entendre chanter cette berceuse me donne l'impression qu'on essaye d'arracher mon cœur de ma poitrine ? Pourquoi ai-je cette envie irrépressible de balancer ce sale mioche par la fenêtre ? Vous savez que je ne l'ai jamais pris dans mes bras ? Je n'y arrive pas, je n'arrive pas à approcher mon propre frère. C'est pathétique ! Je suis pathétique !

Mon cœur s'accélère. J'ai si mal. J'enfonce mes ongles dans mes paumes et me concentre sur cette douleur dans l'espoir d'occulter celle invisible qui consume mon âme. J'imagine le sang qui coule, emportant ma peine avec lui. À une époque pas si lointaine, je ne me serais pas contenté de visualiser la scène. Mes bras portent encore la marque de mes dernières crises. Je me souviens de l'expression de Debbie quand elle les a découvertes. J'ai cru qu'elle allait me gifler.

Debbie... Ma meilleure, ma seule véritable amie. Mon âme sœur, si différente et pourtant si semblable. C'est elle qui me donne la force de lutter. Les larmes s'éloignent et la boule dans ma gorge diminue peu à peu jusqu'à disparaître totalement. Mon corps se décrispe. Le pire est passé, mais je sais que si je reste ici à me morfondre je peux resombrer à tout moment. Ces derniers temps, mes émotions jouent au yo-yo. Un coup, je vais bien et l'instant d'après, je suis au trente-sixième dessous. Malheureusement, les bas s'avèrent bien plus nombreux que les hauts.

Je m'assois en tailleur sur mon lit. Mon regard saisit mon reflet dans le miroir suspendu sur le mur d'en face. Je détourne les yeux. Je fais peine à voir avec ma silhouette de squelette et mes cheveux en bataille. Le miroir, c'est papa qui l'a accroché là à l'époque où il croyait encore pouvoir me transformer en petite fille modèle, le genre avec un T-shirt rose et des couettes. Je déteste le rose !

Je me lève et remets en place la taie d'oreiller qui le recouvre d'ordinaire. Voilà qui est mieux.

— Ok Gyn, Musique, ordonné-je à mon bracelet électronique.

Une liste de titres apparaît devant moi. Je choisis un morceau de métal et les premières notes déferlent des enceintes, étouffant les cris du sale mioche. Je souris. Vas-y, maman, essaye donc d'endormir ton petit prince avec ce boucan.

— Ok Gyn, appelle Debbie, lançai-je en direction de mon poignet.

Aussitôt, la sonnerie caractéristique retentit, et le visage holographique de mon amie apparaît. Malgré le fait qu'il soit plus d'une heure de l'après-midi, je devine à son expression endormie que je viens de la réveiller.

— Allô ! Fait-elle d'une voix ensommeillée, comment ça va ?

Je soupire.

— À ce point-là, constate l'hologramme, tu t'es encore disputée avec ta mère ? C'était quoi cette fois-ci ? Tu as oublié d'enlever tes chaussures en rentrant ?

Je hausse les épaules d'un air désabusé. À vrai dire, je ne me souviens même plus comment la dispute a éclaté. Un truc idiot probablement. Un soupir ou une remarque que ma mère aurait mal interprétée. Le motif de départ à peu d'importance. Une fois que l'engueulade a démarré, tout y passe : mon comportement, ma tenue, mon langage, mes résultats scolaires... Les griefs ne manquent pas. Je suis une source perpétuelle de déception pour mes parents.

— Ça te dit d'aller faire un tour ? J'ai besoin de prendre l'air. Ce sale petit braillard commence vraiment à me taper sur le système.

— Je te comprends, mais pourquoi tu ne lui files pas un des somnifères de ta mère au p'tit ? Mon père en glissait toujours un peu dans nos biberons pour qu'on lui fiche la paix. Je crois que sans ça, il aurait fini par nous fracasser contre un mur. Surtout moi. D'après lui, j'étais la pire des quatre. Une vraie emmerdeuse.

— Je n'en doute pas, dis-je avec une moue amusée. Alors ? Riverside Park dans une heure, ça te va ?

Debbie hausse les épaules.

— Pourquoi pas. Mais au fait, tu n'es pas privée de sortie, toi ?

— Si. Pourquoi ? Ça te dérange ?

Debbie me lance un sourire rayonnant.

— Pas le moins du monde. À tout de suite.

Le pays des enfants parfaits (sous contrat d'édition )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant