trente-cinq // déchéance

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— Un peu d'optimisme, Barnaski. À vous entendre, tout est déjà fichu.

La colère de Barnaski monta d'un cran.

— Mais bordel de merde, réveillez-vous! Tout est déjà fichu. Pour ça, on peut vous remercier, Goldman. Vous vous êtes donné en spectacle devant une bonne cinquantaine d'invités, et voilà le résultat.

Il se mit à applaudir de manière sarcastique le jeune écrivain qui avec une moue désintéressée se contenta de fixer du regard ses Converse sales. S'il était devant Barnaski ce matin, c'était uniquement parce que Douglas l'avait forcé. Autrement, il serait volontiers retourné dans les bras de Morphée jusque tard dans l'après-midi. Et pourquoi pas? Il n'avait aucune raison d'affronter la vie.

Aucune raison — et aucune envie non plus — de sauver son livre. Il l'avait mis au monde, à lui de se débrouiller pour survivre dans ce monde de sauvages. Son sort lui importait peu. Plus rien ne lui importait, à vrai dire.

— Goldman, vous savez ce qu'achètent des lecteurs mécontents? C'est exact, rien du tout! Or, j'ai misé pas mal de pognon pour la promotion de votre bouquin, j'en ai fait tirer des millions d'exemplaires un peu partout à travers le pays. Que se passera-t-il si je me mets soudainement à perdre de l'argent à cause de vous?

Marcus haussa les épaules, de plus en plus las de cette réunion.

— Un livre, ce n'est pas un produit de consommation, murmura-t-il. Un livre, c'est de l'art. Respectez l'art, Barnaski.

Évidemment, c'était la mauvaise réponse. Son éditeur éclata d'un rire sans joie, et une grosse veine — chenille hyperactive — frétilla sur sa tempe gauche.

— Un livre, c'est de l'art, respectez l'art, Barnaski, le singea-t-il d'une voix aiguë. Non mais, dans quel monde vivez-vous, Goldman? Un livre est un produit de consommation pur et dur, au même titre qu'un film. L'art tel que vous le concevez avec votre âme de poète maudit n'existe plus au XXIe siècle, enfoncez-vous-le dans le crâne une bonne fois pour toutes. Cessez de croire les conneries que Quebert vous a inculquées, vous n'êtes plus un gosse.

Marcus releva brusquement la tête et posa ses mains à plat sur le bureau devant lui. Il se leva à moitié et grogna :

— Je vous interdis de me parler de Harry sur ce ton!

Barnaski, un sourire mauvais sur les lèvres, s'adossa au large dossier de son fauteuil en cuir.

— Qu'est-ce que ça peut vous faire? rétorqua-t-il. Vu votre dispute de l'autre soir, je pensais que c'était fini, vous et lui.

Alors que les choses s'envenimaient, Douglas se leva à son tour et posa la main sur l'épaule de son ami pour l'inciter à se rasseoir.

— Et c'est moi que vous accusiez il n'y a pas cinq minutes d'être un collégien boutonneux, Barnaski? On est ici pour trouver une solution à notre problème commun, pas se disputer comme des adolescents prépubères.

L'éditeur leva les mains, paume ouvertes.

— À la bonne heure! Moi, je n'attends que ça depuis que vous êtes arrivés, les nargua-t-il.

Marcus serra les poings. Si Douglas ne le retenait pas, ça ferait longtemps qu'il se serait jeté sur son « patron » pour donner la raclée de sa vie. Il le méritait, lui et son sourire plein d'arrogance et de mesquinerie. Pourquoi Harry ne l'avait-il pas averti, à l'époque où il était son étudiant, que la littérature contemporaine était régie non plus par le talent mais par le potentiel de vente uniquement? Il fronça les sourcils. Pourquoi? Mais parce que Harry aimait garder ses petits secrets pour lui. Parce que Harry était une imposture sur pattes.

Rimbaud et LolitaWhere stories live. Discover now