Element déclencheur

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"Qu'avez-vous appris là-bas ?

⁃ Que je ne voulais pas devenir comme eux.

⁃ Je ne pense pas que vous courriez un risque immédiat."

Chaque fois qu'elle me lance ce regard, je défaillis.

"Je veux dire que la situation de chaque patient est différente.

⁃ Vous, vous ne m'auriez pas envoyée là-bas ?

⁃ Si vous cessez de vous alimenter, nous n'avons pas le choix. Il en va de votre survie. Mais je ne crois pas que votre place soit dans un institut."

Un silence gênant s'installe. Elle frotte ses mains sur son leggins et je ne dois pas laisser un malaise s'imposer.

"Reprenons au début. Qu'aviez-vous prévu de faire après le lycée ?

⁃ Vivre.

⁃ Vivre.., je note sur ma feuille. Pouvez-vous préciser ?

⁃ J'avais juste tellement hâte que ça s'arrête. Je ne pensais pas à la suite, du moins pas sur le long terme. Je pensais dormir au moins une semaine, me reposer tout l'été et finalement me voilà cinq ans plus tard.

⁃ Depuis quand souffrez-vous de phobie scolaire ?

⁃ Depuis mon entrée en sixième je crois.

⁃ En avez-vous déjà parlé à quelqu'un ?

⁃ Non car j'avais trop peur des conséquences.

⁃ Vous pensiez que vous n'étiez pas normale ?

⁃ Je sais que les changements sont difficiles pour tout le monde mais j'ai l'impression que c'est pire pour moi. Je sais que j'ai un problème, je l'ai toujours su.

⁃ Pourtant aujourd'hui vous savez que vous n'êtes pas la seule dans ce cas."

Alors qu'elle s'ouvre à moi, je la contredis. Je serre les dents, ce que je peux être stupide ! J'ai souvent tendance à faire la morale à mes amis, je suis un donneur de leçons et je crois avoir toujours raison.

« Vous en avez parlé avec vos parents ?

⁃ Ils ne voulaient pas entendre parler de scolarité à domicile. Ma mère a accepté de m'amener chaque jour en voiture.

⁃ Vous ne prenez pas les transports en commun ?

⁃ Non, ça m'angoisse trop."

J'ai l'impression qu'elle me révèle des informations qu'elle n'a jamais dites à mon confrère. Est-ce qu'il a seulement pris le temps d'étudier le passé de sa patiente ? Est-ce qu'il a seulement essayé de l'écouter ?

« Vous pensez que votre angoisse s'est amplifiée ?

⁃ Oui chaque année.

⁃ Comment avez-vous géré ?

⁃ Je ne sais pas. En vivant au jour le jour. Et puis j'avais l'impression d'être un poids pour mes parents. Chaque fois que je voulais en parler, je ne trouvais pas les mots pour expliquer. Chaque matin je me disais que je n'avais pas le choix. Que c'était bizarre car tout allait bien. Je me demandais pourquoi j'étais la seule comme ça.

⁃ Vous dormiez ?

⁃ Non.

⁃ Et vous avez arrêter de manger ?

⁃ Oui."

Un tout petit oui pour une honte avouée. Pourtant, je l'admire d'avoir combattu son anxiété pendant près de 10 ans. Elle a dû se sentir si seule. Sans personne à qui parler, sans personne pour la croire. Je n'ai pas à lui donner mon avis, encore une chose apprise en cours...

« Que faites-vous lors ce que vous êtes très angoissée ?

⁃ J'écoute de la musique. J'essaye de fermer les yeux et de m'imaginer chez moi.

⁃ Vous vous y sentez en sécurité ?

⁃ Oui.

⁃ Ce que vous ne ressentez plus du tout dehors ?"

Elle secoue la tête et je sens bien qu'elle fatigue. Je fais exprès de pousser les dossiers, les feuilles, les stylos.

« Si vous pouviez, tout de suite, choisir quoi faire de votre vie : de quoi rêveriez-vous ?

⁃ De dessiner des chaussures, des vêtements.

⁃ Vous aviez commencé des études, n'est-ce pas ?

⁃ Un an..."

Je sais qu'elle ment mais je dois la laisser prendre confiance en moi et ne surtout pas la braquer maintenant qu'elle se confie.

"En fait, après le bac j'ai réussi à tenir les quatre mois dans une école de design.

⁃ Mais votre corps était trop fatigué pour suivre le rythme.

⁃ C'était juste trop dur de me lever chaque matin.

⁃ Pourtant vous aviez réussi toutes ces années. Qu'est-ce qui a changé ?"

Elle soupire et relève très légèrement ses manches sans faire exprès. J'aperçois sur ses poignées des cicatrices plus ou moins anciennes. Ces scarifications me brisent le cœur. Les mains sous le bureau, je serre mon jean.

Je comprends qu'une passion ne soit pas assez forte pour nous maintenir en vie. Pas quand l'esprit nous torture jour et nuit. Je décide de la laisser tranquille pour aujourd'hui. Je lui propose un prochain rendez-vous et elle m'offre un très faible sourire. Nous sommes lundi et je la reverrai vendredi.

Nous nous levons et je l'accompagne vers la sortie. Elle reste distante mais je lui propose mécaniquement ma main. Son sac sur l'épaule, elle me regarde un instant et finit par la serrer. Elle m'électrise. Je sens son parfum. Je regarde ses magnifiques et grands yeux bleus. Je dois relâcher mon étreinte lorsqu'elle ajoute :

"Au revoir Docteur." Je la laisse partir, non sans être rassuré de savoir que je la reverrai dans quelques jours.

Je devrais fermer la porte, retourner à mon bureau mais je la regarde traverser le jardin. Ses cheveux au vent, le soleil peine à se montrer mais fait briller ses mèches dorées. Elle n'a pas un regard pour moi, tandis que je la dévore des yeux. Elle traverse le tout petit jardin, ouvre la porte de ma propriété et disparaît dans la rue. Même si elle n'est plus là, je ne détacherai mon regard que lorsque la porte aura claquée.

Thérapie illégale (sous contrat d'édition M.E.C)Where stories live. Discover now