L'enlèvement

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Dans un monde comme le nôtre, nous nous pensons rarement en danger, il faut se l'avouer. Peu importe ce que disent les JT, les alertes des puissants, on imagine rarement être en péril dans notre vie quotidienne. Vous n'allez pas me dire que dans une simple boulangerie, là, à quatre kilomètres du centre-ville du Havre, il peut se passer quelque chose qu'on qualifierait de meurtrier. Tout au plus un cambriolage, peut-être tourne-t-il mal et on retrouve un blessé ou un mort, mais entre nous, la France en feu qu'on voit aux infos, ce n'est pas pour eux. Les flashs aveuglants de la 15, les familles attablées qui les regardent affolés, câlinant leurs enfants en priant pour que le soleil se lève de nouveau. Puis il arrive, comme toujours, et on oublie ce qu'on a vu. Seulement, des gens qui y croient véritablement, profondément, à ce que les médias alarmistes dépeignent, il en existe. Eric, le jeune homme qui nous intéresse ici, en fait malheureusement partie.

Retournons à la boulangerie dont nous parlions plus tôt. Elle est bondée de monde, quelques enfants sont pratiquement écrasés contre les vitres. On dirait un bus scolaire indien et pourtant nous sommes bien au Havre, dans un simple commerce de quartier, mais c'est dimanche matin. Comme si leur vie en dépendait, ils sont nombreux à se ruer dans toutes les épiceries et les grandes surfaces pour récupérer de quoi survivre une immense après-midi en totale autarcie, sans aucun magasin d'ouvert apte à leur porter assistance. Pour Eric, cette situation était juste insupportable. Il faisait chaud, il faisait lourd, la proximité avec tous ces gens, la proximité avec son jeune frère qui l'irritait au moins tout autant. Franchement, tout ça pour du pain. On n'est pas au Kenya, sa mère abusait peut-être un peu. Il prit donc la décision de faire demi-tour, de sortir de ce véritable four, et de trouver l'objet de leur quête dans une grande-surface toute proche.

Déjà qu'il n'était pas un grand modèle de beauté, sa mine renfrognée n'arrangeait rien. Grand, mais si maigre qu'il en paraissait squelettique, blanc comme le marbre, mais c'est qu'on le croirait plus mort que vif, vraiment ! Il avait cette tête de grand malade dans les hôpitaux. De celui qui traine toujours sa perfusion avec lui, comme si c'était sa compagne et son unique appui dans la vie. Enfin, interrogez ce jeune homme d'à peine vingt ans, il vous dira que son futur proche sera ainsi fait. Souffrant seulement d'hypocondrie, Eric est de cette espèce pour qui on devrait aménager le monde. Dans cette optique, il lui était encore plus insupportable d'aller chercher ce pain pourtant si précieux pour le reste de sa famille. Ce monstre de gluten toxique... Rien qu'à s'imaginer en train de le toucher il n'en était que plus irrité. Une irritation partagée par Evan, son frère de seize ans qui l'accompagnait dans ce périple infernal, à contrecœur, bien sûr.

Les deux ne s'appréciaient pas, c'était une évidence. Déjà par leur apparence. Tandis que le premier semblait sortir d'un clip de Maryline Manson tant il inquiétait son monde, le second était beaucoup plus petit, carré, avait la peau doucement marquée par le soleil estival et dégageait finalement bien plus de vitalité que son ainé. Ils n'avaient pas le même père, ce qui pouvait expliquer certaines choses, mais pas tout. Ce n'est pas une famille recomposée depuis la veille. Eric a vu son demi-frère naître, et il avait à peine cinq ans. Ils ont grandis ensemble, évolués ensemble et pourtant rien ne les unissait vraiment. L'un était un informaticien en herbe, qui passerait pour vampire s'il ne prouvait pas de temps à autre, comme aujourd'hui, qu'il avait juste le soleil en horreur et qu'il ne lui faisait aucun mal véritable. L'autre avait le sport, la vie, l'enthousiasme gravé sur le corps. Joueur de rugby, assez bon dans ses études, son indépendantisme l'empêchait pourtant d'être l'idole de ses parents, qui n'accordaient pas plus d'amour pour l'un ou pour l'autre.

- On aurait pu attendre là-bas, on va finir par être en retard ! Dit Evan.

- Ne dit pas de bêtises, je connais la petite vieille qui était devant nous, elle aurait tenu la jambe à la vendeuse pendant six-cent ans. Aller, fais pas la tronche, il fait frais dans le magasin, ça fera du bien. Rétorqua l'ainé.

- Tsss, t'es vraiment un fragile.

Une remarque qui, depuis le temps, continuait tout de même de faire mouche dans l'esprit d'Eric. D'autant plus qu'aujourd'hui n'était pas spécialement le bon moment pour le provoquer. L'embêtant c'est qu'il n'avait pas tort, le rugbyman. Une confrontation entre les deux et il finirait sûrement la tête sous la chaussure de son petit-frère, et cette idée le répugnait totalement. Autant ne rien dire, donc, et entrer dans le magasin au lieu de définitivement s'énerver.

Comme il l'avait prévu, un courant d'air frais les accueillit dès qu'ils passèrent la porte automatique. C'était comme une délivrance pour cet habitué de l'obscurité et de l'inactivité physique la plus complète. Il soupira d'aise avant de se rendre au rayon boulangerie, malheureusement presque complètement pillé par les vagues successives des Havrais affamés. Il ne restait plus que quelques pains aux noms obscurs et à la composition tout aussi mystérieuse. Lequel pourrait objectivement plaire à leur mère ? Manifestement celui que s'était empressé de saisir le jeune Evan. Son ainé n'avait même pas eu le temps de voir duquel il s'agissait que déjà il voyait son frère se diriger à grands pas vers les caisses automatiques. On pouvait se demander qui était vraiment pressé de rentrer, à ce stade. Mais voilà que des bruits de pas vifs et nerveux se firent entendre à l'entrée du supermarché.

Une femme à l'âge indéfinissable, tant son état était déplorable, se dirigea en courant vers les personnes les plus proches, à savoir deux caissières qui discutaient, en poussant des grognements primitifs. Les demoiselles n'eurent pas vraiment le temps de réagir. La femme qui venait d'entrer se saisit avec une force surprenante d'un présentoir à confiseries et s'en servit pour frapper l'une des deux employées à la tête, qui fut projeté en arrière, avec pas mal de sucreries dans son sillage. Eric ne la voyait plus. L'autre femme eut à peine le temps de tendre les mains vers l'agresseur pour essayer de la maîtriser qu'elle eut aussi droit à un violent coup sur le crâne.

Cela se passa en un éclair, et voilà que celle qui venait de commettre cet acte totalement gratuit jeta son arme de fortune et entreprit de relever une des caissières, la première qu'elle avait assommée, le tout alors qu'un vent de désarroi soufflait parmi les autres employées du magasin et les quelques clients. Eric, lui, était tétanisé. Lorsque la femme, qu'il jugeait complètement cinglée, planta énergiquement ses dents dans le cou de sa victime, faisant jaillir quantité de sang de cet endroit tout de même bien irrigué, il senti son cœur s'emballer bien plus encore. Une surprenante envie de vomir se manifesta, mais son corps réussit à la contenir pour pouvoir contempler plus longtemps ce pur acte de cannibalisme qui se déroulait devant lui. Parce que la demoiselle en guenilles ne mordit pas qu'une fois sa pauvre victime, mais bien deux fois, trois fois, une demi-douzaine de fois, arrachant des morceaux de chair avec une rapidité terrifiante et un appétit enviable.

Désormais, la panique se mua en une frénésie de terreur absolument incontrôlable. En parvenant à quitter des yeux ce spectacle surréaliste, Eric remarqua que deux hommes vêtus de vestes en cuir barraient l'entrée. Leurs regards, masqués par de sombres lunettes, étaient tout de même concentrés sur cette atypique repas. Finalement, l'un d'eux siffla, comme on appellerait un chien, et la cannibale leva d'un seul coup la tête, cessant son effroyable activité. Elle avait maintenant du sang plein la bouche, sur tout le pourtour des lèvres, le nez, et des gouttelettes parsemaient son visage et sa nuque. Eric n'en pouvait plus, se retournant pour vomir sur le sol sans retenue. On n'était plus à ça près, de toute façon. Il se reconcentra cependant bien vite sur la scène en entendant la voix haut-perchée d'Evan.

- Eh toi ! Arrêtez tout de suiiiite !!

Dans sa voix se mêlaient la colère et une incroyable incompréhension. On pouvait tout de même saluer la bravoure, ou la folie - tout dépend du point de vue- de ce jeune garçon qui courait vers les mystérieux hommes, dépassant sans un regard la cannibale ensanglantée. Un courage que peu de gens seraient capable de déployer dans une telle situation. Et heureusement pour eux, puisque Evan l'inconscient fut accueilli par un puissant coup de poing en plein visage. Et avant que la meurtrière, qui avait suivi tout cela du regard, ne se jette sur celui dont elle comptait bien faire son prochain repas, le plus massif des deux hommes s'empressa de saisir l'adolescent et de le prendre sur son épaule. Son comparse siffla une dernière fois la jeune femme, qui cette fois-ci obéit sans broncher en bondissant vers ses... maîtres -je crois que le mot est juste- et toute la bande sorti du magasin.

C'est là qu'Eric consentit à hurler. Il était bien évidemment trop tard.

Au milieu des cris, des appels au secours, des appels téléphoniques envoyés aux secours de la ville portuaire, un bruit significatif de moteur de camionnette se démarqua, annonçant à notre jeune homme que son frère venait d'être kidnappé. Et il n'avait absolument rien fait. 

Poison PurgéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant