Sur les rares photos d'elle que contenaient les albums de famille, on ne voyait qu'une silhouette grêle et ténue, sèchement découpée à contre-jour, comme les profils d'empereurs sur les médaillons antiques. On ne distinguait pas son visage, aussi restait-il difficile de dire si elle se ressemblait. Tante Gogne en photo n'avait pas grand-chose en commun avec le portrait sur la cheminée, en tout cas, à part peut-être un très vague air de famille. Nous scrutions cette silhouette en sépia et nous y figurions Tante Gogne à la plage, Tante Gogne au parc d'attractions, Tante Gogne à la montagne, Tante Gogne à Trifouilly-les-Oies. Toute la préhistoire de notre existence, une époque dorée où Tante Gogne marchait, s'asseyait, se relevait, respirait, accompagnait Papa et Maman dans leurs voyages, et tricotait pour de vrai dans son fauteuil à bascule. Nous, en revanche, nous l'avions toujours connue dans son placard, ou rivée au salon, les yeux plats, faisant partie des meubles. Nous l'avions toujours vue comme un vestige de cette ancienne Tante Gogne, de cet autre âge où nos parents couraient le vaste monde en sa compagnie, et où nous n'existions pas encore. Une époque où elle n'avait pas encore cette allure de vieux masque froissé posé sur un bouquet de fleurs séchées.

De temps à autre, nous avions l'impression que nos parents regrettaient cette préhistoire (surtout Maman), et que c'était son souvenir qu'ils entretenaient en bichonnant ainsi Tante Gogne. Le souvenir d'un temps heureux dont nous étions exclus. Un peu vexant, quelque part, non ? Après tout, nous n'avions rien demandé.

Un après-midi, en visite au muséum d'histoire naturelle, nous sommes entrés dans la salle des sarcophages, où Papa nous a montré une momie fripée et minuscule, les traits réduits à quatre ou cinq maigres lignes, rien entre les paupières, en nous disant, d'un geste volontairement pompeux : « Ci-gît Gogne ». Et nous avons ri pour la forme, mais jaune, car nous sentions bien qu'il y avait là aussi, sous la plaque de verre et la plaisanterie, un indéniable et sournois air de famille.

Nous nous prenions par moments à rêver une Tante Gogne qui marcherait à nouveau, viendrait en promenade avec nous le dimanche, mettant son chapeau de paille pour les pique-niques ensoleillés, nous grondant parce que nous marchions dans la boue avec nos belles chaussures toutes neuves. Cette Tante Gogne-là était bien vivante, pétulante, et nous l'aimions à notre manière, mais ce n'était pas celle du salon. Et si celle du salon n'était pas morte, comme nous le répétaient nos parents, nous nous demandions ce qui changerait une fois qu'elle le serait vraiment. Peut-être s'affaisserait-elle sur son vide intérieur, à la façon des baudruches, pour ensuite se résoudre lentement en poussière. Peut-être finirait-elle par s'assécher et se résorber jusqu'à s'évaporer complètement, comme méduse au soleil. Nous n'étions jamais en panne d'idées lorsqu'il s'agissait d'inventer des fins possibles pour Tante Gogne, non que nous eussions une quelconque dent contre elle, mais parce qu'une fin serait au moins quelque chose, un changement, un mouvement, un début de pas hors de ces interminables après-midi qu'elle passait à fermenter au salon ou dans la pénombre de la garde-robe.

Toujours là les jours de fête, elle ne trinquait cependant jamais avec nous, « parce qu'un verre ou deux bourrent Gogne », disait Papa. Lorsqu'elle était au salon, nous sortions de nos chambres la nuit, en catimini, pendant que les parents dormaient, pour aller l'épier par l'embrasure de la porte. Nous guettions un soubresaut, un frémissement, un battement de cils (avait-elle seulement des paupières ?), n'importe quel signe qui nous eût prouvé que l'Antiquité du salon recelait encore en elle un soupçon de vie. Car, si dans notre basse enfance, où l'esprit critique sommeillait encore, vivre avec Tante Gogne sous notre toit s'était imposé à nous comme une évidence, à mesure que nous grandissions nous sentions cette évidence se lézarder furieusement. Savoir Tante Gogne dans son fauteuil ou dans son placard, si près de nous, semblait de moins en moins aller de soi, et peu à peu nous en sommes venus à remarquer de menus détails, comme autant de fissures discrètes sur la façade : par exemple, outre la réticence habituelle des invités, nous avions noté une tendance croissante chez nos parents (surtout Papa) à toujours éviter de regarder ouvertement dans la direction de Tante Gogne. Certes, il y avait bien des coups d'œil furtifs, de ceux qu'on jette par-dessus l'épaule sans en avoir l'air pour vérifier que le chat continue de manger ce qu'on lui a donné, mais rien de plus franc.

Plus les années passaient, moins ils la regardaient, et au bout d'un certain temps ils se sont même mis à la sortir moins souvent. Lorsqu'elle était dans la garde-robe personne ne s'en approchait, c'était presque comme si le placard avait disparu, escamoté, ne laissant qu'un blanc entre deux armoires. De fait, nous la voyions de moins en moins souvent, et néanmoins de jour en jour il nous semblait que son profil de médaillon se détachait en transparence sur son fauteuil vacant, telle l'ombre phosphorescente d'un homme sur le mur de la cave où il s'est pendu, un soir, en laissant la lumière allumée. Visible ou non, Tante Gogne avait, au fil des ans, foré une sorte de chambre vide, de creux au sein de la maison, un creux qui n'était pas à l'exacte mesure de l'espace que remplissait son corps, mais un peu plus large, et qui s'accroissait imperceptiblement, jour après jour, sous notre nez, avec la patience insidieuse des termites.

Ce n'est que bien des années plus tard, après le divorce des parents, que nous avons cherché à revoir Tante Gogne, car elle avait fini par s'estomper si complètement que nous l'en avions presque oubliée. À nos questions répétées, Papa et Maman ont simplement répliqué qu'on avait dû « l'égarer dans le déménagement ». Après avoir fouillé partout, nous avons bien dû nous rendre à l'évidence : Tante Gogne n'était plus parmi nous. Oubliée dans notre ancienne demeure, qu'habitent aujourd'hui des inconnus ? Ils auraient bondi au plafond en ouvrant la garde-robe, nous en aurions entendu parler.

Toutes les photos que nous avions d'elle, ainsi que le portrait de la cheminée ont également disparu, « égarés » eux aussi. Il ne nous reste d'elle que ces quelques impressions que nous venons d'évoquer, et qui ont déjà commencé à se troubler, à se dissoudre.

Mais où qu'elle puisse être à présent, nous savons que nous ne la perdrons jamais plus. Car même une fois la maison disparue, le placard reste. Et un jour ou l'autre, nous serons bien obligés de l'ouvrir à nouveau, si nous ne voulons pas y finir à notre tour.

Petit Album de FamilleWhere stories live. Discover now